Magicien des surfaces

Roy Lichtenstein, Sweet Dreams Baby!, 1965. © Estate of Roy Lichtenstein / SABAM 2020

Retenant de l’oeuvre de Lichtenstein les facettes non picturales, Visions multiples exalte une pratique dissimulant la main de l’artiste sous la dynamique froide des techniques et des matériaux. A voir au BAM, à Mons.

En dépit de son apparente évidence graphique, on ne comprend pas vraiment l’oeuvre ardue de Roy Lichtenstein (1923 – 1997) si l’on n’a pas en tête ce contre quoi il a élaboré son art. Ce paradoxe en fait tout le prix. Sa pratique tout entière s’est construite, même s’il y a cédé un temps (entre 1957 et 1960), en tant que mise à mort de l’expressionnisme abstrait. Né dans l’immédiat après-guerre, ce courant pictural auquel on associe les signatures prestigieuses de Jackson Pollock ou Mark Rothko transforme, à coups d’aplats de couleurs et de coulures (le fameux « dripping »), la toile en une arène. Les expressionnistes abstraits envisagent la peinture comme un médium de la pensée et de l’inconscient. Leurs compositions dominées par le geste portent la trace d’un surgissement évoquant tant la vie que la mort, le sexe que l’effroi.

L’artiste entend montrer l’insensibilité qui envahit la société.

Rien de tout cela dans la version du pop art développée au début des années 1960 par Roy Lichtenstein. Très vite, le natif de Manhattan forme le voeu de se dissimuler derrière son oeuvre. « Il y a chez lui cette prise de distance par rapport à l’expressionnisme abstrait, courant qui déverse sa subjectivité sur la toile. Il prend le contre-pied de cela en choisissant de disparaître derrière les aplats, points Benday (NDLR: une technique d’impression, de la fin du xixe siècle, tramée par des lignes de points permettant l’obtention d’une couleur sans dégradés), hachures et cernes noirs », explique Xavier Roland, directeur du Musée des beaux-arts de Mons (BAM). Plus question de produire du sens, ni de désigner du pinceau des brides de réel: le peintre est désormais une fonction, au sens mathématique d’un résultat qui dépend d’un ensemble donné, de son environnement média-technique. En cela, l’Américain est un précurseur de la postmodernité qui sacre la fin du lien direct avec la réalité.

On imagine sans peine Lichtenstein hanté par la question: si tout se peint et a déjà été peint, que faut-il peindre et comment? La réponse qu’il apporte est celle de l’expérimentation incessante construite à partir de la reprise vidée d’affects de vignettes de bandes dessinées (lire l’encadré page 79) ou de fragments de la société de consommation. Peu importe le motif, l’essentiel est de laisser place aux matérialités de l’écriture picturale ainsi qu’à une prise en compte renouvelée de la visualité. Ce tournant qu’il amorce n’a pas manqué de susciter les critiques, que ce soit à l’époque ou aujourd’hui encore. Difficile pour beaucoup de réaliser le talent, pourtant il est indéniable et l’exposition du BAM le prouve de manière éclatante, quand on a la vue obstruée par l’appropriationnisme (du nom de ce procédé de création caractérisé par le fait de copier les oeuvres d’autres artistes en les retravaillant), qui est la marque de fabrique de l’intéressé.

Reflections on Girl (1990) entremêle lithographie, sérigraphie et collage en PVC métallisé.
Reflections on Girl (1990) entremêle lithographie, sérigraphie et collage en PVC métallisé.© Estate of Roy Lichtenstein / SABAM 2020

Il est vrai que dans les faits, le concept d’une peinture qui imite effets, surfaces et points de l’impression a de quoi dérouter. « Un ready-made fait à la main », écrivait le critique d’art américain Hal Foster pour décrire cette approche de grande complexité. Cette subtile transformation d’une copie en original ne se contente pas d’être un formidable renversement formel, il est également l’expression unique des structures d’une époque. « L’un des principaux objectifs de Lichtenstein est de montrer, comme le dit l’artiste lui-même, « une espèce d’insensibilité qui envahit la société » par rapport à la sphère affective. Adepte de l’art miroir de la société, Lichtenstein prive les sujets de ses oeuvres – peintures, sculptures et oeuvres graphiques – de leur composante émotionnelle », écrit avec beaucoup de justesse le commissaire Gianni Mercurio dans le catalogue de l’exposition.

Rédemption du trivial

« Je suis pour un art qui est aux prises avec la camelote quotidienne et qui cependant parvient à s’en sortir. » Il faut avoir en tête cette citation de Claes Oldenburg lorsque se révèle la proposition sur deux étages du BAM qui assume le parti pris fort de ne donner à voir aucune toile du maître (1). C’est au prix d’une connaissance des techniques et des matières incroyable, ce qui l’apparente presque à une sorte de designer industriel, que Roy Lichtenstein compose une oeuvre à nulle autre pareille – très loin devant celle de Warhol, du moins en expérimentations formelles. Son travail résulte d’un feuilletage sophistiqué au sein duquel s’entremêlent la main et la machine, au point qu’il est difficile de dire qui a fait quoi.

L’artiste ne ménage pas son énergie pour que le matériau lui-même se fasse langage et parvienne à évoquer une dimension muette du réel. Cet inextricable pêle-mêle se lit sur les cartels qui se succèdent comme un jeu de devinette listant les procédés à l’oeuvre. Ainsi de Reflections on Girl, véritable chef-d’oeuvre de 1990 au pedigree éloquent de « lithographie, sérigraphie, relief et collage PVC métallisé avec gaufrage sur papier Somerset moulé ». A ce titre, il faut applaudir le souci pédagogique qui anime Visions multiples. De manière très habile, le visiteur découvre au milieu de l’exposition un passionnant « Laboratoire d’images » découpé en quatre espaces. Ceux-ci présentent en autant de capsules vidéo des pratiques telles que la lithographie, la sérigraphie et le pochoir, la gravure sur bois, ainsi que la taille douce. On se laisse charmer par le décor de presses, gouges et autres burins s’employant à reproduire l’ambiance des différents ateliers.

Pour Moonscape (1965), Roy Lichtenstein recourt au Rowlux, film thermoplastique créant des effets de lumière.
Pour Moonscape (1965), Roy Lichtenstein recourt au Rowlux, film thermoplastique créant des effets de lumière.© Estate of Roy Lichtenstein / SABAM 2020

L’usage éclairé que Lichtenstein fait des matières produites par la société de consommation, ce socle qu’il ne cesse de mettre en scène de son travail, culmine dans une pièce comme Sunrise (1965). « Restituer l’atmosphère d’un coucher de soleil à partir d’un matériau ultrafroid comme l’acier relève de l’oxymore », pointe Xavier Roland. Cette pièce combinant porcelaine émaillée sur fond de plaque d’acier perforée ondulée est remarquable pour le discours critique qu’elle porte en elle. Il n’est pas seulement question de gommer tout affect à l’intérieur de son oeuvre, l’Américain souligne également, non sans ironie, le consumérisme appliqué au romantisme tel qu’il pullule à travers des millions de posters et de cartes postales reproduisant couchers de soleil et autres atmosphères pittoresques. A l’inverse, un matériau noble comme le bronze, symbole de l’oeuvre d’art et de sa pérennité, perd de sa prestance chez Lichtenstein. En témoigne Five Brushstrokes (Maquette) (1984-2005), une sculpture peinte et patinée dont, comme par magie, l’artiste parvient à gommer la pesanteur.

Tout aussi virtuose est son emploi du Rowlux, film thermoplastique apte à créer des effets de lumière que l’on retrouve sur certains panneaux de signalisation. Le plasticien s’en est servi pour signer la série Landscape. « Cette surface moirée produit un rendu visuel en trois dimensions. Roy Lichtenstein fait preuve d’une intuition géniale en utilisant ce matériau conçu par l’entreprise Rowland Products pour représenter des ciels changeants ou des mers agitées. Le Rowlux est à comprendre comme une sorte de ready-made qui dévoile une société de l’artifice, en souffrance d’une nature absente », précise le directeur de l’institution montoise. Le tout non sans ambiguïté dans la mesure où le regardeur ne peut que succomber à cette mouvante beauté.. D’une certaine façon, ces simulacres de paysages anticipent une inéluctable hybridation du monde, son devenir plastique, dont le fameux « septième continent » occupant 1,6 million de kilomètres carrés dans l’océan Pacifique pourrait bien être l’un des avatars.

Une pièce, une dernière, sacre la puissance du talent et l’art de la mise en scène du New-Yorkais: Suspended Mobile (1990) qui est à comprendre comme un pastiche d’une oeuvre d’un grand maître du xxe siècle. Forgeant une technique de sérigraphie sur tissu tendue sur un cadre rectangulaire avec intérieur concave, Lichtenstein digère Alexander Calder en deux dimensions. Un pur exercice de style que l’on dirait en lévitation. Il témoigne d’un esprit pénétrant capable d’une compréhension intime des solutions formelles de l’histoire de l’art.

(1) Visions multiples, Roy Lichtenstein: au BAM, à Mons, jusqu’au 18 avril prochain.

Petits comics

« La rupture, pour moi, s’est produite en 1961, avec Look Mickey, une grande peinture à l’huile reprenant une bande dessinée. Quand j’ai pris un sujet discrédité et que j’en ai fait une oeuvre d’art. » En 1995, Roy Lichtenstein revenait dans Le Figaro sur le rôle joué par les comics dans son oeuvre. Si la BD a permis à l’intéressé d’opérer un changement majeur, elle sera aussi le lieu d’au moins deux gros malentendus. Le premier consiste à la penser comme omniprésente sur une carrière de plus de quarante-cinq ans. « Lichtenstein s’est servi essentiellement de cette imagerie entre 1961 et 1966, précise Xavier Roland, le directeur du BAM. Il l’a très vite abandonnée en raison des possibles interférences entre les thématiques choisies, la guerre et les femmes, et leur montée en puissance dans l’actualité à travers la guerre du Vietnam et le féminisme. » La seconde méprise consiste à croire qu’il aurait puisé de manière peu scrupuleuse dans les publications à destination de la jeunesse. Erreur, là aussi. L’artiste pop va s’employer à réduire à l’essentiel la représentation qu’il s’approprie. L’intervention qui est la sienne est minime mais déterminante dans la mesure où elle pousse l’efficacité de l’image à son paroxysme à travers le recadrage, la suppression d’éléments et la fluidification des lignes. Xavier Roland de conclure: « Entre l’original et l’oeuvre, il y a tout un processus d’alchimie. Comme il l’a expliqué en son temps, il s’est détaché d’une pratique qui cherchait à représenter dans le but d’unifier à travers la production de formes. Par le biais de la syntaxe de l’estampe, dont il est le dernier maître, tous ses sujets deviennent un. »

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