Lettres d’adieu

À l’annonce de la mort du grand écrivain israélien Aharon Appelfeld, sa traductrice française entame un voyage vers lui. Évocateur et pénétrant.

Janvier 2018. Valérie Zenatti est en train de fêter le nouvel an à Paris quand elle apprend la mort d’Aharon Appelfeld au même moment à Tel Aviv, à 85 ans. La jeune femme entre dans un état de sidération et de tremblement. Ce qui liait le grand écrivain israélien, prix Médicis en 2004 pour Histoire d’une vie, et sa traductrice française ne ressemblait pas aux rapports distanciés, directifs ou cérébraux qui régentent traditionnellement ce genre de collaboration. Mais bien plutôt à une  » matière vivante et brûlante » -de celles auxquelles il faut consacrer tout un livre pour espérer cerner l’importance. Elle-même écrivaine (prix du livre Inter pour Jacob, Jacob), Zenatti entame alors un genre de journal de deuil. Il commence par ce jour où elle découvre Le Temps des prodiges, histoire de la désagrégation d’une famille de Juifs autrichiens assimilés en 1938, et à la manière dont, à sa suite, chaque nouveau livre de son auteur semblera devoir lui parler au plus intime, et sa rencontre avec lui bouleverser complètement sa vie – » il me faudrait des années pour comprendre ce qui commençait là, le début d’un voyage, l’émergence d’un continent en moi, l’entrelacs d’une mémoire dans la mienne« .

Entrée des fantômes

Peu à peu, dans un livre qui donnera, c’est selon, irrésistiblement envie de découvrir ou approfondir l’oeuvre, Valérie Zenatti reconstitue par bribes l’histoire d’une vie. Celle d’un garçon né Ervin Appelfeld dans une famille juive en 1932 en Roumanie, dont la mère sera assassinée en 1940, et qui sera déporté dans un camp à la frontière ukrainienne. Ce n’est qu’arrivé en Israël en 1946 après une longue errance que celui qui pensait qu' » on ne peut écrire sur des catastrophes avec des mots trop grands » apprendra l’hébreu -langue par laquelle il deviendra écrivain. Dans le livre, on voit la traductrice se repasser en boucle d’anciens entretiens télévisés où il apparaît. Elle y étudie son discours, ses regards, écoute le murmure de sa voix. Elle ne perce pas son secret. Car tissé d’une douceur, d’un chagrin et d’une admiration sans nom, l’essai biographique distille un brouillard lumineux, fait aussi de la matière du mystère.

Lettres d'adieu

Dans sa seconde partie, le récit est aussi celui d’un voyage, quand son autrice s’engouffre dans un train de nuit au départ de Kiev pour Czernowitz, la ville natale d’Appelfeld aujourd’hui ukrainienne, celle qui est dans tous ses livres. Le portrait fragmentaire d’un homme se reconnecte alors à celui d’une ville, cité juive intellectuelle, d’art et de philosophie, où l’on se passionnait jadis pour Nietzsche, Hölderlin, Rilke, Thomas Mann ou Herman Hesse. Seule, perdue dans ses rues, Zenatti se raccroche à des visions, apparitions fugaces d’habitants semblant tout droit sortis des livres de son mentor, fantôme qui s’ajoute aujourd’hui à ceux qu’il n’a cessé de convier dans ses livres.  » Inlassablement, il a tissé les âmes de ceux qui avaient disparu dans le faisceau des vivants« , écrit-elle à propos d’un geste dont on la voit de façon bouleversante hériter ici.  » La séparation entre la vie et la mort est plus fine qu’on ne le croit, disait-il, et je l’éprouve, maintenant. » Il reste quelques livres d’Aharon Appelfeld à traduire en français. Une matière vive et silencieuse, dont Valérie Zenatti sait qu’elle devra désormais s’emparer sans lui. Nous les attendons.

Dans le faisceau des vivants

De Valérie Zenatti, éditions de l’Olivier, 160 pages.

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