Il a croisé Elvis Presley. Jacques Brel a fait sa première partie. Après avoir vendu des millions de disques et monté son parc d’attractions, Bobbejaan Schoepen, 83 ans, revient aux affaires.

Mai 2008. Ce n’est pas le Far West, mais presque. Sur la route de Turnhout, en pleine Campine anversoise, certains signes pourraient en tout cas faire douter. Entre deux champs, sous le soleil, une citerne en bois, comme tout droit sortie d’un vieux John Wayne. Plus loin, on ralentit pour laisser passer une carriole, tirée par deux chevaux. Manque plus que le vieux cowboy solitaire. Cela tombe bien: on a rendez-vous avec lui.

Bobbejaan, né Modest Schoepen du côté de Boom en 1925, reçoit à domicile. En clair, à Bobbejaanland, le fameux parc d’attractions qu’il a lancé dans les années 60. Le parc a été revendu il y a 4 ans à un groupe espagnol, mais le vieux chanteur vit toujours dans la maison qui jouxte l’entrée de service. C’est là aussi qu’il a enregistré son nouvel album, le premier en 35 ans. A l’origine du projet, son fils Tom Schoepen, devenu au fil du temps archiviste d’un parcours hors du commun. Dans le rôle de la muse, Josée Schoepen, premier prix de chant 1959 du conservatoire de Bruxelles, et l’une des photo-modèles les mieux payées de ces années-là, est inséparable de Bobbejaan depuis plus de cinquante ans. Elle a déjà servi café et tarte aux pommes, quand le benjamin des cinq enfants de la famille arrive: « Tu as entendu, pa? Jeff Bodart est mort! » « Jeff is dood? Il n’y a pas si longtemps, il était encore ici pour jouer de l’harmonica avec nous sur De Lichtjes van de Schelde.  » Les lumières de l’Escaut… Jusqu’au bout dans les bons plans, le Jeff.

JARDIN D’HIVER

Il n’est pas le seul: Axelle Red, Geike Arnaert (Hooverphonic) ou Daan apparaissent également sur Bobbejaan. Un ovni musical complet entre chanson populaire, country sépulcrale, et cavalcade western. Il fallait bien ça pour témoigner de la carrière extravagante de celui qui a longtemps passé pour le hardest working man in (Belgian) show-business. Bobbejaan Schoepen? Une sorte de croisement entre Jimmie Rodgers et Urbanus. Mieux: la rencontre entre Johnny Cash et Henri Salvador. D’ailleurs, ce disque, c’est un peu ses American Recordings, son Jardin d’hiver à lui. Il n’a pas été simple à faire: après avoir vaincu un cancer, les complications de santé ont continué à s’enchaîner (le premier rendez-vous, fixé une semaine avant, avait d’ailleurs dû être annulé pour cette raison).

Fatigué, mais clairvoyant, il se rappelle malgré tout ses débuts. Bousculés…  » Mon premier contrat, c’est l’Ancienne Belgique à Anvers, en 43. J’avais 18 ans. Je chantais quatre chansons, dont Mama, ik wil een man. Maman, je veux un fiancé (il chante). Wil je dan een Franseman? Nee, mama… Wil je dan een Duitseman? Nee, mama, ‘n Duitseman, die wil ek nie. Car manger du Schweinefleish (du porc), je n’aime pas ça. En un coup, la salle de 800 places a commencé à crier, à siffler. Un officier allemand présent a demandé ce qui créait une telle hystérie. Dix minutes plus tard, ils étaient là avec les chiens, sur scène. Raus! Ils m’ont emmené dans les loges où les coups ont volé. J’ai fini en prison, où je suis resté trois semaines. »

Quelques années plus tard, enrôlé dans l’équipe de Jean Kluger, le grand éditeur musical de l’époque, Bobbejaan est engagé pour distraire les forces américaines en Allemagne, pendant le procès de Nuremberg. Histoire de se mettre au diapason, il commence à apprendre une série de standards country. Mieux: il se bricole un costume de cow-boy. A l’époque, il est déjà fan des films de Roy Rogers et surtout de Tom Mix, légende du western ayant tourné dans plus de 70 films, souvent parodiques ou humoristiques. Il saura s’en inspirer. Cette année-là, en Allemagne, le personnage de Bobbejaan est né.  » Dès qu’il a commencé, c’était le triomphe, se rappelle Josée . Les boys lui jetaient des cigarettes, du chocolat, des dollars…  » De retour au pays, Jean Kluger le pousse à creuser cette veine-là en écrivant des chansons de cow-boy en néerlandais. C’est le début d’une série de succès, qui le voit jouer dans toute la Belgique et aux Pays-Bas. A l’époque, son groupe inclut un certain Toots Thielemans à la… guitare.

BOBBY JOHN

En 1953, il s’envole pour Nashville, jouer au mythique Grand Ole Opry, la Mecque de la country. Une première pour un Européen (continental). L’année d’après, une tournée l’emmène en Allemagne, au Danemark, et en Islande, pour finir par trois mois au Congo. Entre-temps, il y aura eu une série de concerts à l’Ancienne Belgique, à Bruxelles cette fois. En première partie, une jeune chanteur: Jacques Brel.  » Je lui disais: Jacques, arrête de fumer, s’il-te-plaît. Et lui: Je dois bien mourir de quelque chose.  » (Rires).

En 57, retour aux Etats-Unis. Steve Sholes, le directeur artistique qui a signé Elvis Presley sur RCA – il vient de sortir Heartbreak Hotel -, veut prendre Bobby John sous sa coupe. Près de la 56e rue, à New York, Bobbejaan croise ainsi le King dans les couloirs et enregistre quatre titres avec ses musiciens. Dans la foulée, il est même programmé à la télévision, au fameux Ed Sullivan Show. Une tournée promo des radios américaines de trois mois est même imaginée. Mais Bobbejaan doit répondre à ce moment-là à d’autres obligations en Europe, où l’affaire tourne à plein régime. Ce qui lui permettra plus tard d’encore croiser d’autres futures légendes du rock.  » Je me rappelle que quand je jouais dans des grandes salles à Hambourg, les Beatles donnaient leurs concerts dans des petits cafés de marins « , s’amuse-t-il. Les Stones?  » Un jour, la maison de disques Decca pour qui j’enregistrais m’a demandé de les accueillir en Belgique. Mais ils avaient déjà mauvaise réputation, ils se battaient avec la nourriture, on lisait ça dans les gazettes. Alors je ne l’ai pas fait.  »

SOUS CHAPITEAU

Début des années 60, c’est aussi l’époque d’immenses succès, souvent déclinés à l’étranger. En 64, la version allemande de Ik heb eerbied voor jouw grijze haren ( Cheveux gris) se vendra à quelque trois millions d’exemplaires. Un an plus tard, Richard Anthony reprendra également Ik heb me dijkwijls afgevraagd, et en fera un hit sous le titre Je me suis souvent demandé.  » Je suis allé à Paris avec ma femme. On avait un rendez-vous avec Fernand Bonifay. On lui a traduit sur place. Il a gardé le titre littéral, ce qui n’arrive quasi jamais avec une adaptation. Ensuite, ma femme a été avec la sienne au cinéma. Quand elles sont revenues, la chanson était prête.  » Josée précise encore:  » Richard Anthony est crédité, mais il n’a rien fait. C’était une condition pour qu’il la chante. Bah, on était déjà content qu’il prenne la chanson. »

Au même moment, Bobbejaan achète son chapiteau, qui lui permet de tourner un peu partout. Avant le spectacle, il a pris l’habitude de se balader en cheval dans le village. Josée toujours: « Il distribuait des friandises aux gamins et rentrait avec son cheval dans les cafés jusqu’au comptoir. Les gens n’avaient jamais vu ça! »« Il faut se rendre compte qu’entre 55 et 65, il a collectionné 17 numéros un en Belgique! », renchérit Tom . Le chanteur se fait même épisodiquement acteur. Comme quand un studio de Prague viendra tourner un film autour de Bobbejaan pour le compte de la ZDF.

Petit à petit, pourtant, la lassitude s’installe. En 61, après un concert triomphal devant 30 000 personnes au Festival du film de Berlin, il retourne à son hôtel, épuisé.  » Il n’y avait rien à boire, plus le moindre petit sandwich à manger. Je me suis dit: à quoi bon tout ça? Je me voyais bien me poser un peu.  »

Quelques années auparavant, il a acquis un terrain en pleine Campine. En fait, un marécage de 30 ha. L’idée? En faire une ferme, avec un studio, et peut-être une salle de spectacle. Mais chassez le naturel… « Les choses ont pris des proportions imprévues, précise Tom . Cela a grandi de manière très organique.  » Au départ, il s’agit juste d’une longue plage de 2 km et d’une salle de spectacle. « Et puis, un jour, les gens de Phantasialand sont venus jusqu’ici, enchaîne Josée . Pourquoi ne pas lancer votre parc, nous disaient-ils. Ils nous ont renseigné un endroit où acheter une série d’attractions à une société en faillite. C’est comme ça que cela a commencé.  »

HOME RECORDINGS

Bobbejaan continue à donner ses spectacles, plusieurs fois par jour, sept jours sur sept, avec certains soirs des nocturnes jusqu’à 1 h 30. Un grand manège qui tourne pendant près de 20 ans! « Jusqu’en 82, on parle encore de 6 représentations quotidiennes! », note Tom  » A la fin, mes spectacles n’avaient plus rien d’artistique. Cinq minutes avant de commencer, je recevais un coup de fil de ma femme: Deux autocars d’Allemands, un autocar de Danois et trois d’Espagnols. Et en fonction de cela, j’adaptais mon programme », précisait encore précédemment Bobbejaan à nos collègues du Focus Knack. Pour nous, il le résume ainsi, en reprenant l’intro d’un des nouveaux morceaux, On a carousel: « We worden allemaal zot op een carousel die nooit stopt. » On devient tous fous à bord d’un manège qui ne s’arrête plus…

La phrase est la seule de la chanson, basée sur un numéro de sifflement. C’était l’une des spécialités de Bobbejaan (en février dernier, il était encore nommé au Whistlers Hall of Fame américain). Un don aujourd’hui perdu lors d’une banale opération.  » La base du morceau est un enregistrement de la fin des années 70, que j’ai retrouvé dans le grenier, explique Tom . Un home recordings datant de la période où l’artiste s’effaçait un peu derrière le bussinessman.  »  » C’est quelque chose qu’il faisait souvent, poursuit Josée . Il se levait la nuit et allait enregistrer en bas, dans le salon. »

Pour l’heure, il est bientôt temps de repartir. Tom Schoepen montre encore des extraits du documentaire qu’il est en train de monter sur son père. Dehors, le parc s’apprête à fermer ses portes. Sur la table, on remarque alors un petit harmonica. Bobbejaan le sort de son étui, et en arrache les notes de De lichtjes van de Schelde. Une sorte de blues du plat pays, à vous retourner le palpitant. C’est sûr, les vieux cow-boys ne meurent jamais.

Bobbejaan, Bobbejaan Records/Pias. www.bobbejaan.be

TEXTE LAURENT HOEBRECHTS

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