Bien qu’édenté, le monde des médias traditionnels -presse papier, télé, radio… tous les vieux trucs- mord encore. La passion teintée de nostalgie ou la raison purement économique poussent même les enfants du numérique à venir déposer des offrandes devant leurs autels aux couleurs un peu passées. Comme toujours, l’arrivée d’un nouveau prétendant, surtout quand il est cannibale comme le Web, bouscule les acteurs en place, lesquels profitaient jusque-là d’une sorte de rente de situation. Quand le cinéma s’est pointé, l’étoile de la presse, qui tenait seule le crachoir de l’information et dominait largement celui du divertissement avec ses BD et feuilletons littéraires, a pâli. Même chose quand la télé s’est invitée dans les foyers. Mais l’Histoire a montré qu’une invention ne chasse pas nécessairement les plus anciennes, elles cohabitent tant bien que mal. Un peu comme un grand canapé qu’on doit partager à deux, puis à trois, puis à quatre. C’est moins confortable mais on finit toujours par caser tout le monde. Même si pour y arriver, les premiers occupants qui avaient tendance à se laisser aller sur les sucreries doivent en passer par une cure de régime.

Après avoir cru qu’ils allaient pouvoir éjecter tout le monde, les convertis du Net opèrent aujourd’hui une courbe rentrante. Pour les plus âgés, la nostalgie mêlée à une forme de prise de conscience que la machine numérique produit plus de vide que de sens peut expliquer ce retour en grâce. Un élément affectif qui justifie en partie les investissements de tycoons de l’économie virtuelle dans des canards au prestige intact mais à la santé chancelante, à l’instar de Jeff Bezos, le patron d’Amazon qui a racheté le Washington Post, ou de Xavier Niel, le père du fournisseur d’accès à Internet Free, qui a allongé les biftons avec deux copains pour s’offrir le groupe Le Monde. Pour les digital natives qui n’ont pas connu le plaisir sensuel du papier et le charme vénéneux des samedis soir en famille devant Champs-Elysées, et ne peuvent du coup en éprouver de la nostalgie (encore que, le vinyle semble avoir la capacité d’infuser de la nostalgie sur un terrain vierge…), l’appel répond surtout à une logique d’efficacité et de rentabilité. On le murmure plutôt qu’on ne le crie sur tous les toits de peur de doucher le bel enthousiasme mais le modèle économique de pas mal de tenanciers en ligne, singulièrement dans les médias, reste très fragile. Quand le pronostic vital n’est pas carrément engagé depuis la naissance comme chez la plupart des « pure players » qui n’ont souvent qu’une solution pour espérer sortir la tête de l’eau: sauter le pas du papier… Même Twitter est un colosse aux pieds d’argile. Il est d’ailleurs symptomatique que le réseau de microblogging lance justement aujourd’hui sa première campagne de pub en… télé. Avec un double objectif: conjurer une panne de croissance et décrocher cette rentabilité qui se fait toujours attendre. Signe que quelque chose ne tourne pas rond au royaume du pixel, avec 300 millions de clients t’as pas assez de trafic pour faire tourner ta boutique… Quant aux success-stories made in Web, elles sont plutôt le fait d’applications ou plateformes qui font naturellement le pont avec le monde réel, pour en contourner les règles contraignantes ou en décloisonner les limites, comme Uber et ses taxis volants ou Amazon et sa caverne d’Ali Baba.

Dans le même esprit cross-over, la nouvelle génération de plasticiens tourne peu à peu le dos au tout numérique des pionniers de l’art digital. Jusqu’aux années 2000, les artistes du Net-Art s’enfermaient sur la Toile. Du coup, pour voir leurs oeuvres, il fallait obligatoirement descendre dans les sous-sols du cyberespace, comme sur Second Life. Et se farcir une grammaire esthétique très pauvre. Un refus de principe des autres techniques aussi absurde que si Picasso avait choisi de se passer de la peinture sous prétexte qu’on avait inventé entretemps le cinéma. Désormais, des photos piquées sur le Net peuvent se retrouver dans une installation vidéo ou des dessins réalisés à la palette graphique peuvent prendre vie sur de la soie, du lin ou de l’aluminium, comme chez l’Américaine Petra Cortright. Une rematérialisation de l’art symptomatique de la pacification en cours. La collaboration active et intelligente entre sphères médiatiques n’est pas seulement une option, c’est la seule viable. Il ne reste plus qu’à convaincre l’utilisateur aux yeux rougis et au cerveau carbonisé qu’il y a une vie à côté des réseaux sociaux…

PAR Laurent Raphaël

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