Parti à la rencontre de la scène musicale underground de Téhéran, Bahman Ghobadi en ramène un portrait en mouvement de la jeunesse iranienne.

Cinquième long métrage de Bahman Ghobadi, Les Chats persans marque un changement de cap sensible dans son parcours. Auteur des remarquables Un temps pour l’ivresse des chevaux et autre Les Tortues volent aussi, le réalisateur quitte en effet son Kurdistan natal pour Téhéran, où sa caméra entraîne le spectateur à la découverte de la scène musicale underground. L’occasion, pour le cinéaste iranien, de prendre le pouls de la jeunesse de son pays, pour un film dont la portée est aussi largement politique. Et qui a d’ailleurs valu à Ghobadi d’être contraint à l’exil, ainsi qu’il nous le confiait récemment à Bruxelles, à l’abri de toute langue de bois…

Qu’est-ce qui vous a conduit à quitter le Kurdistan pour tourner Les Chats persans à Téhéran?

Je suis un Kurde iranien, et lorsque j’ai réalisé Un temps pour l’ivresse des chevaux, le premier film jamais fait en langue kurde, mon intention était de continuer à tourner au Kurdistan, afin de montrer aux autres Iraniens quels sont les problèmes et la situation des Kurdes. Pour Half Moon, mon film précédent, j’ai même engagé des stars du cinéma iranien dans l’espoir qu’il ait plus d’impact. Malheureusement, l’autorisation de sortir ce film m’a été refusée. Et on m’a en outre collé une étiquette d’indépendantiste séparatiste, ce qui est faux. J’ai donc voulu, avec Les Chats persans, leur prouver mais aussi me prouver que j’étais capable de faire autre chose que des films sur le Kurdistan, et je suis allé travailler à Téhéran, tout en veillant à faire quelque chose de totalement différent des autres.

Comment avez-vous pris conscience de l’existence de cette scène musicale underground?

Je savais que cette scène existait. Parfois, à la télévision officielle, on l’évoquait, sous un angle extrêmement négatif. On a aussi beaucoup parlé de l’arrestation de 400 jeunes, présentés comme des adorateurs de Satan, après un concert dans la banlieue de Téhéran. Le fait qu’on les présente sous cet angle m’a semblé intéressant. Un ami, Babak Mirkhani, m’a amené à les rencontrer. Je suis tombé sur des musiciens qui travaillaient sans autorisation, sans moyens. Leur courage, leur énergie et leur espoir m’ont donné la possibilité de faire un film. Depuis, ma vision du cinéma, des gens et du monde a changé.

Comment le découpage du film, entre fiction et documentaire, s’est-il imposé?

Quand j’ai rencontré ces musiciens, je n’avais ni plan, ni budget, ni autorisation. J’ai pris ma caméra, et j’ai commencé à enregistrer des interviews de groupes underground. J’ai alors fait la connaissance de Ashkan et Negar, les deux protagonistes centraux du film, qui comptaient parmi les 400 jeunes arrêtés et cherchaient, à leur sortie de prison, à monter un groupe pour partir à Londres. Ils étaient déterminés à partir 22 jours plus tard – ils sont montés dans l’avion 5 heures après la fin du tournage. Leur histoire m’intéressait. Je leur ai demandé 2 jours pour écrire, et puis j’ai commencé à filmer. Je n’avais pas de comédiens, tout était tellement vrai: l’histoire, les gens qui jouaient. Voilà pourquoi le film à l’air d’être un documentaire. J’ai voulu montrer dans le film l’équivalent en images des chants et de la musique de ces jeunes. Et comme je savais que je ne pourrais jamais refaire un film pareil, j’en ai profité pour montrer non pas un groupe, mais une dizaine. C’est aussi la première fois que j’ai tourné sans autorisation, et j’ai réalisé combien j’avais été idiot auparavant, quand je perdais 80 % de mon temps et de mon énergie en démarches administratives. Ici, j’ai foncé.

Dans le contexte iranien actuel, la musique est-elle un espace de résistance?

Elle n’est pas le seul: la colère des jeunes s’exprime désormais. On la ressent essentiellement dans la musique, mais 90 % de l’art iranien est underground depuis 30 ans par crainte du régime. Mon film n’est qu’une goutte d’eau par rapport à ce qui se passe. Les élections ont été un moment d’éclaircie dans un ciel nuageux. On peut comparer le gouvernement iranien à un homme fort qui maintient, pendant 31 secondes, la tête de quelqu’un sous l’eau, ces 31 secondes correspondant aux 31 ans du régime que nous avons subi. Pendant 31 ans, nous n’avons pas pu relever la tête, nous étions au bord de l’asphyxie. Mais là, la tête est remontée, et a pu prendre un peu d’oxygène. Elle a été replongée sous l’eau, mais la main qui l’y maintient n’a plus la même force, et il ne lui faudra plus attendre 31 secondes pour ressortir. Nous en sommes là. Je savais devoir faire ce film à n’importe quel prix, comme celui de devoir quitter le pays. Je l’ai fait, en toute conscience, en sachant que je devrais attendre en exil que les conditions changent pour pouvoir retourner travailler en Iran.

Rencontre Jean-François Pluijgers

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