Lester Bangs, Nick Kent et Nik Cohn ont injecté dans leurs récits une dose d’électricité verbale et de transgression, poussant le rock vers le mythe. Plus près de nous, François Bon consacre à Led Zeppelin un Rock’n’ roll chargé d’une écriture très française. Décryptage.

L ou Reed est un pervers complètement dépravé, un pathétique nain mortifère, et tout ce que vous voudrez penser qu’il est. Par-dessus tout cela, c’est un menteur, un talent gâché (…), un pousse-au-crime qui exploite le nihilisme débile de cette génération seventies qui n’a même pas l’énergie de se suicider.  » (1) Le type qui, en 1975, écrit cette « apologie » du rocker new-yorkais s’appelle Lester Bangs. Il mourra en 1982 à 34 ans d’une overdose de Valium et de Darvon, un sirop anti-toussif. A l’image de sa vie décavée, alcoolique, obsessionnelle, sans limite. Bangs est un surdoué de l’écriture qui bouffe du disque et recrache des reviews vénéneuses dans les journaux américains. Pour une critique « non respectueuse des musiciens » de Canned Heat, il sera d’ailleurs promptement viré de Rolling Stone. Son style, charpenté de verbes maniaques, est une fête permanente à l’épithète. Encore un échantillon? Toujours à propos de Lou Reed:  » Qui d’autre écrirait des volumes entiers de culture capillaire: (…) en teignant en blond son dôme à la Hitler Jugend (…), ce qui est, de toute évidence, une fichue façon d’avoir l’air cool pour une pop-star, surtout si elle ressemblait à un tas de merde boueuse depuis aussi longtemps que Lou? » (1)

Un quart de siècle plus tard, Bangs, avec quelques autres, apparaît comme l’un des protagonistes majeurs d’une forme « d’écriture rock » qui traverse l’histoire au même titre que les disques essentiels. Sa prose et celle de la première division d’écrivains US – Neil Marcus, Hunter S. Thompson, Richard Meltzer, Nick Tosches, Peter Guralnick – s’épanouit dans cette époque bénie d’avant des press-junkets (2). Journalistes, ces mecs-là tâtent du travail d’écrivain sur le terrain et pour ce faire, bénéficient de l’espace offert par les magazines US. Leurs mots se nourrissent de rencontres électriques, de nuits blanches, de came et d’alcool mais surtout de musique: parallèlement à la naissance d’une contre-culture majeure pas encore dévorée par le corporatisme – le rock – se développe une écriture qui, dans le meilleur cas, en a le souffle, la folie, la densité. Pas pour rien que J. Geils Band invite Bangs sur scène pour taper en direct sa review de concert! Les articles et puis les livres participent au mythe grossissant du rock, ils en dessinent les nouvelles courbes, en dévoilent partiellement le mystère. La naissance du magazine Rolling Stone en 1967 à San Francisco est le catalyseur d’une nouvelle génération de scribes qui tiennent la machine à écrire comme on entretient une cascade de riffs. Rolling Stone réduit à néant les frontières factices entre les genres: Hunter S. Thompson et son style gonzo mettent Nixon ou les Hell’s Angels au même rang qu’une orgie électrique. Si Thompson n’écrit pas ou peu sur le rock, son abattage de mots transgressifs l’est incontestablement. Surtout, il brouille les pistes entre le réel et la fiction.

Keith Richards overdose

Le « nous » devient « je », le journaliste mute en écrivain. De témoin, il est parfois acteur. Ainsi dans son livre The Dark Stuff (3), l’Anglais Nick Kent raconte comment il se retrouve à partager la soirée avec un Keith Richards défoncé.  » Sa tête est partie en arrière, sa bouche s’est grande ouverte et son visage a perdu toute trace de sa couleur naturelle, devenant froid et gris avec des pâleurs bleues autour de la bouche et des paupières. En d’autres mots, il semblait bien qu’il était occupé à overdoser (…). J’ai couché sa tête dans mes bras et je l’ai giflé doucement plusieurs fois. Je l’ai relevé et essayé de le faire marcher autour de la pièce (…) Après ce qui m’a semblé être une éternité – mais qui n’a pas dû dépasser les huit minutes il a réagi suffisamment pour pouvoir dire qu’il n’était pas dans le coma…  » Kent participera à la gloire seventies du New Musical Express, hebdo londonien qui enfante une génération talentueuse de journalistes/écrivains où l’on compte aussi Paul Morley, Charles Shaar Murray et Julie Burchill. « Juif sud-africain allemand russe anglo-irlandais », Nik Cohn devient célèbre dès la parution de son Awopbopaloobop Alopbamboom en 1970. Sa façon racée et intime de raconter le rock fait date. Au mitan des années septante, il part travailler à New York et écrit une story, Tribal Rites Of The New Saturday Night, pour le New York Magazine. L’article sert de matrice au scénario de La fièvre du samedi soir, rendant Cohn riche et célèbre… Ce n’est que vingt ans après la sortie du film qu’il avouera que l’histoire est fictive et le personnage principal (joué par Travolta) inspiré d’un mod rencontré à Londres dans les sixties!

Un Led Zep à la française

 » Il n’y a aucune fiction dans mon livre, mais il y a un moment où on ne sait plus exactement où se situe la vérité. En rassemblant tous les documents disponibles se produit un effet de relief où apparaissent donc toutes les pièces du puzzle. » François Bon est l’auteur de Rock’n’Roll. Un portrait de Led Zeppelin (Albin Michel), sa troisième bio rock qui, après les Stones et Dylan, s’attaque au mythe absolu du hard-blues anglais. Bon scrute un océan de documents et en suit les marées: depuis les images d’un Japonais qui a photographié tous les lieux liés à Led Zep jusqu’aux témoignages sonores de sa collection de pirates du groupe,  » 3,7 giga octet sur mon MP3« … De tout cela naît un livre historique, pas forcément chronologique, musical mais pas seulement. Portraits organiques des musiciens, scènes de m£urs, drames intimes, ascension rock, Bonnous emmène dans les « 600 semaines » grandioses et infernales de la vie de Led Zep (4) en donnant de l’importance aux à-côtés. On y découvre le manager terrorisant Peter Grant, l’âme noire des basses £uvres, Richard Cole, mais aussi un récit qui sculpte le parcours perso de Bon dans la France des années 70-80:  » Ce qui m’intéresse en littérature, c’est comment se joue le destin. Il y a toujours le mystère de la mort – celle de Bonham et d’autres – qui n’est pas loin. Voir comment des types de vingt-cinq ans constituent une époque. Pour moi, Led Zep, c’est aussi la France de 1973, date à laquelle je les ai vus pour la première fois en scène, à Nancy. » A la question des influen-ces littéraires, François Bon ne cite aucun des écrivains mentionnés ici, à l’exception d’Hunter S. Thompson:  » Ce que j’aime, c’est Saint-Simon qui raconte la mise à mort de Louis XIV, il attrape toute une époque rien que dans la description des habits de la Cour. »

(1) Extraits de Psychotic Reactions & autres carburateurs flingués chez Tristram, 1996.

(2) Pratique qui consiste à faire défiler les journalistes pour une « interview » de la star à un rythme qui peut aller jusqu’à une toutes les cinq minutes…

(3) Paru en français chez Naïve en 2006, cet extrait est une traduction libre de la version anglaise.

(4) Séparé en 1980 après la mort par overdose d’alcool du batteur John Bonham, le groupe original s’est réuni pour un concert exceptionnel avec le fils de Bonham fin 2007 à Londres.

Texte Philippe Cornet

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