DE SON IMPORTATION EN FRANCE PAR JEAN-FRANÇOIS BIZOT À INTERNET QUI N’A PAS ÉTÉ LOIN DE L’ACHEVER, L’UNDERGROUND S’EST DURANT 45 ANS MONTRÉ PASSIONNANT, REBELLE, SECTAIRE, SNOB, CARICATURAL ET RINGARD, AVANT D’ÊTRE LAISSÉ POUR MORT. À TORT.

L’underground, qu’est-ce que c’est? Tournons-nous vers l’un de ceux qui en ont le plus parlé: Jean-François Bizot, créateur des magazines français Actuel et Nova, éditeur de plusieurs numéros spéciaux et même de belles anthologies consacrées au sujet. « La rectitude d’une oeuvre n’interdit pas la réussite. L’argent ne détruit pas forcément le talent », écrivait-il dans un édito de novembre 2001, introduisant une livraison de Nova Magazine entièrement consacrée à l’idée d’underground. « Underground pour petits bourgeois friqués. Stop. Underground tu es mon Soleil. Stop. Underground n’existe plus, chloroformé par la récup. Stop. Underground guide de la vie. Stop. « , écrivait Bizot, reconnaissant que plus personne n’avait une idée précise et fédératrice du concept. A la même époque, dans Underground l’Histoire, gros bouquin sorti chez Denoël, ce même Bizot se montrait pourtant nettement moins hésitant: « Certains disent, dans notre histoire écrite, que Spartacus ou Jésus pourraient définir le premier des underground. Ou bien Socrate buvant sa cigüe. Chacun menacé ou finissant sur le bûcher pour avoir ouvert de nouveaux horizons au monde ancien. A chaque époque son underground. A chaque génération ses résistants aux dogmes. »

Plus lyrique que factuelle, la définition? Un peu trop romantique? Embrouillée? C’est que l’underground à la Bizot, « c’était du bluff, ça n’existait pas« , raconte Léon Mercadet, pilier historique de la rédaction, dans le récit de Perrine Kervran et Anaïs Kien consacré aux Années Actuel. « Quand il a lancé Actuel (en 1970, ndlr), Bizot a eu l’idée de coller des affichettes sur les kiosques, les murs des bistrots et des facs, pour faire connaître le journal. L’une d’elles disait: « La nouvelle culture existe, branchez-vous. » Et le truc, c’était ça! En France, il n’y avait pas d’underground, on n’avait pas de nouvelle culture, simplement Bizot avait compris la magie du truc: quand tu dis que quelque chose existe, tu le fais exister. Il a dit: la nouvelle culture existe, l’underground existe en France, branchez-vous dessus! Mais ça n’existait pas. Les mecs se sont branchés sur un truc qui n’existait pas et qui, de fait, s’est mis à exister et ça, Jean-François l’avait stratégiquement compris. C’est un coup de génie. »

Le coup de génie, ce fut surtout de donner un côté pop, léger et au fond très consumériste à ce que les sociologues américains (Theodore Roszak en tête, en parlant d’Allen Ginsberg et des beatniks) et anglais (Stanley Cohen et son Folk Devils & Moral Panics, étudiant en partie les Mods et les Teddy Boys) appelaient la contre-culture. « Trop de contre et trop de culture! » Bizot trouvait le terme vieillot et élitiste. Il se méfiait de l’aspect sectaire, hautain et souvent confidentiel des avant-gardes. Ce qui l’inspirait, c’était plutôt la Free Press américaine, le genre de magazines pour freaks totalement décomplexés, capables à enthousiasme égal de s’emballer pour le rock psychédélique et la science-fiction mais aussi les droits des minorités et la contestation des politiques impérialistes. Bizot cherchait l’excitation, prônait la curiosité. L’opposition à la culture dominante ou même la subversion de la normalité, notions primordiales chez les universitaires étudiant la contre-culture, étaient à ses yeux un peu moins importantes. L’underground selon Bizot, c’était, entre autres choses, le dadaïsme de Tristan Tzara, les surréalistes, les situationnistes, le jazz protestataire, Dylan, Pink Floyd, les drogues, la science-fiction à la Philip K Dick, un certain cinéma d’auteur et les vieilles séries B où le méchant gagne à la fin. Se sont, au fil du temps, rajoutés les sciences bizarres, le futurisme, la world music, le punk, la new-wave, l’écologie, la techno, l’utopie politique, les réalités virtuelles…

Une zone inhospitalière aux hipsters

Ce gloubi-boulga gourmand n’était pas une culture ennemie du mainstream mais plutôt une alternative, quelque chose de parallèle. De plus souterrain, forcément. Pour les Américains, les Anglais et les journalistes de l’émission Tracks sur Arte, l’underground d’aujourd’hui, c’est toujours ça: « Toute forme d’art qui opère en dehors des normes conventionnelles » (Wikipedia UK). C’est une vision un poil différente de celle des contributeurs français de l’encyclopédie en ligne, qui définissent plutôt l’underground comme une « opposition à l’industrie culturelle mais en relation dialectique avec elle ». Ils estiment par ailleurs que la notion a été « dépassée et réactualisée par la culture numérique » et que tel « artiste underground peut, quelques années plus tard, devenir overground ».

Bref, pour les Français, l’underground des années 2000 serait un vivier où les nouvelles tendances bataillent afin de préfigurer le mainstream de demain, voire d’après-demain. Dans le monde anglo-saxon, l’underground reste par contre perçu comme une zone non seulement inexplorée par les journalistes, les hipsters et le grand-public, mais qui leur serait, de plus, assez inhospitalière. Difficile d’accès, une sous-culture inexploitable par l’industrie des loisirs, secrète, codée, d’un romantisme abscons pour tout non-initié. Une sous-culture qui demande un engagement total et pas juste un peu de curiosité consumériste. Une vocation. Le Purgatoire de la hype.

Classez-moi dans la Variet

Avril 1998. Pour son vingt-et-unième numéro, la jeune revue Technikart se demande si c’est la fin de l’underground. L’argumentation voltige entre blagues poussives et emballements naïfs (« Doc Gynéco chante Classez-moi dans la Variet tout en restant street cred ») mais synthétise assez bien cette idée très en vogue à partir du milieu des années 90 voulant que le main-stream soit devenu plus excitant que les marges. L’underground est accusé de se caricaturer, de se regarder le nombril, d’user de recettes éculées, alors que dans l’overground, Björk, Daft Punk, Timbaland, les Neptunes, Portishead, Damon Albarn, Radiohead et Quentin Tarantino cartonnent tous en expérimentant et en prenant des risques. Technikart pointe sinon l’émergence d’une tendance primordiale de la culture gay qui fait alors tache d’huile dans les milieux branchés et qui se marie bien mal aux côtés plus militants et puristes de l’underground à papa Bizot: l’ironie. Ce relativisme, cette posture, qui décrète qu’il est possible de défendre à la fois Nirvana et Dalida, la techno de Detroit la plus dure et la French Touch au douzième degré.

« Ne vous souciez plus de barouder les sous-sols de la société pour dégotter la dernière tendance: on vous enverra un mail », écrivait dans ce même numéro de Technikart le journaliste Philippe Nassif, prévoyant avec pertinence qu’Internet allait considérablement dynamiter, ventiler et disperser la notion d’underground. Plus de quinze ans après la publication de ce dossier, force est de constater qu’il n’est pas certain que l’émergence d’une nouvelle contre-culture capable de pleinement s’épanouir avant la récupération commerciale reste aujourd’hui possible. Les blogs tout comme les bureaux traquant les nouvelles tendances, la mode, les magazines, le monde du fric, recyclent bien trop jeunes et immatures les idées les plus novatrices, généralement pour totalement les vider de leur substance ainsi que de leurs potentialités plus ou moins subversives. C’est ce qui fait souvent dire que l’underground ne serait plus qu’une étiquette esthétique, une pose identitaire snobinarde, un militantisme gnangnan, voire même le parfait alibi quand on ne réussit pas à percer. Pourtant l’underground, tels que l’envisageaient Jean-François Bizot et Greil Marcus dans Lipstick Traces, autre étude incontournable sur le sujet -c’est-à-dire une alternative au main-stream, un monde souterrain-, existe toujours. Ou pas. Cela n’a, au fond, aucune importance. Comme le disent les jeunes Flamands de Subbacultcha, magazine gratuit aux goûts pointus (lire par ailleurs): « Mainstream comes to you but you have to go to the underground. » Autrement dit, « branchez-vous sur un truc qui n’existe pas et il se mettra sans doute à exister. » Un coup de génie? Non. Une formule magique.

TEXTE Serge Coosemans

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