EN 1989, JO BOGAERT COMPOSE ET PRODUIT PUMP UP THE JAM, IMMENSE TUBE HIP HOUSE ET CARTON MONDIAL. AUJOURD’HUI, LE MÊME SIGNE LE TRÈS BEL ALBUM DU SINGER SONGWRITER ANVERSOIS STAN LEE COLE. ENTRE LES DEUX? UNE VLAAMSE SAGA.

On traverse des villages de la région de Gand où les fermes sont désormais recyclées en villas cossues. Cà et là, quelques monstruosités architecturales. Jo Bogaert ne vit pas dans ce genre de kitsch mais profite d’une large et belle maison patricienne du XIXe siècle et d’un somptueux parc de trois hectares. On pense tout de suite aux quatorze millions de disques vendus par Technotronic -chiffre théorique- et à la hauteur supposée vertigineuse du chèque final. Un peu tôt pour parler finances, d’autant qu’au moment de lui proposer ce portrait, Jo a (un temps) renâclé à l’idée de « raconter quelques anecdotes amusantes du temps de Technotronic ou de parler des stars rencontrées à des « parties » en Amérique ». Là, installé devant un thé mandchou dans la cuisine claire, on aborde le Bogaert par la face visible de l’actualité. Et donc ce beau disque de Stan Lee Cole qu’il a produit et, partiellement, arrangé et mixé à domicile. Dans le Focus du 11 avril, on écrit à ce propos: « Stan Lee Cole affiche d’emblée un talent pour rameuter les brises du spleen et autres chromosomes de l’espérance défaite. La voix, assurée et rayée juste à point, y est pour beaucoup, tout comme les mélodies, lentes et huilées aux mineures du piano. Le producteur Jo Bogaert enveloppe l’ensemble d’un frichti dépouillé et de vapeurs orchestrales pour un résultat viscéralement mélancolique, donc international »(1). L’affaire s’est bouclée dans le studio du deuxième étage qui donne l’impression de visiter les greniers discrets de Moulinsart, version Pro Tools. On peut tout y faire, sauf la batterie rock,les plafonds vintage grimaçant aux assauts de la grosse caisse. « Stan m’a envoyé une copie de son premier album où un morceau, Separated, me semblait particulièrement réussi. Je lui ai suggéré de faire un disque avec davantage de ballades: ses nouvelles démos étaient tellement bien que je lui ai dit oui. Je lui ai alors demandé d’écrire une composition tous les dix jours -il avait besoin de discipline- et quand il a terminé quinze titres, on a commencé à travailler ici, pendant trois mois, en quarantaine. » La maison de Bogaert est assez vaste pour qu’à la nuit venue, on ait la sensation d’y glisser dans un roman d’Emily Brontë, voire une nouvelle à double fond de Lovecraft. Au rez-de-chaussée, il y a cette toile, récupérée chez un restaurateur de tableaux, qui sert à détendre (littéralement) les chefs-d’oeuvre en péril pour leur propre survie. La surface du lin, tel un Saint-Suaire flandrien, a gardé la trace d’une ancienne peinture avec croix dont le contour défie la notion de visible. Le disque de Stan Lee Cole est aussi de cette nature, les chansons restant imprégnées des murs où elles ont été finalisées, de ces pièces à haut plafond ciselé, du raide escalier en bois qui évoque soudain, celui, gigantesque, du Nom de la Rose. Stan, Stijn au civil, fait des interludes musicaux dans Scheire en de schepping, talk-show de la chaîne flamande privée, Vier. Mais ce n’est pas pour ses frasques en pixels que Bogaert l’a aimé: « Je dois vibrer lorsque j’entends la voix et c’est ce qui est arrivé. Maintenant que tout le monde a accès à un laptop, il y a surproduction de musiques, mais pas de bonnes voix. Disons que je peux me permettre de ne pas tout accepter, un choix que beaucoup de producteurs, eux aussi frappés par la crise, n’ont pas forcément. » Le disque de Stan Lee Cole est baptisé That’s Why We Weep: pas de doute, Bogaert a du goût pour mettre la tristesse en bouteille.

Hiroshima

Alost, petite ville à 30 km au nord-ouest de Bruxelles, 1956. Bébé Jo arrive dans une famille flamande « sans beaucoup d’argent »:papa est technicien radio à la Sabena, et grande soeur, future fan des Beatles. « Mon premier choc a été les Rolling Stones, explique Bogaert mais la vraie conscience musicale ne m’est venue que vers 1969-1970. J’aimais surtout la guitare, Hendrix, et les groupes Taste avec Rory Gallagher, Ten Years After ou Led Zep. C’était avant Internet, donc forcément un autre monde: il n’y avait guère que les pochettes de disques et le NME pour tirer des informations, mais rien ne racontait comment on fabriquait un album et cette idée m’obsédait. » Comme quelques autres milliards d’humains, Jo forme un groupe, tâte rock, blues, jazz, et passe même dans Lavvi Ebbel, groupe flamand « nieuwe wave ». « J’ai arrêté les concerts parce que la scène me mettait inévitablement dans un état d’euphorie et de stress prononcés, y compris le jour d’avant… » Bassiste dans White Lights -spécialisé en reprises du Velvet…-, Bogaert découvre pour la première fois l’expérience studio, en 1982, du côté de Leuven. Diplômé en philo de la VUB, le prof qui fait des intérims dans le secondaire claque tout son pognon dans deux disques solos, sans succès aucun et comme il se doit, devenus rigoureusement introuvables. Pour conjurer le No Future, il épargne et acquiert du matos son, dont un premier synthé -DX7- avec lequel il compose de l’ambient en chambre pour théâtre et expos. Suivent deux maxis de disco électroniqueavec Eileen Jacas, chanteuse recrutée à Londres: « Le premier est passé sur Radio 21, mon heure de gloire (sourire), le second a floppé. » Le succès vient lorsque Bogaert se rend compte que les boîtes belges frémissent d’un nouveau son, la New Beat. C’est le départ d’une giclée de maxis taillés dans le genre: Hiroshima de Nux Nemo inaugure, dès 1987, une série de (mini-) tubes. Avec le recul, ce tempo de faux film nippon, flanqué d’une voix de souris miniature, a le charme des culottes courtes en velours. Mais le principe de choisir un prête nom -il usera aussi de Acts Of Madmen- est instauré. « Pendant deux ans, j’ai plus ou moins gagné ma vie. J’avais laissé tomber l’enseignement, j’étais au chômage (sourire) mais surtout, j’avais compris que cette musique dance -qui a ensuite donné la italo house puis d’autres genres similaires en Hollande et en Allemagne- avait perturbé l’hégémonie des Anglo-Saxons. » Pourtant, en 1988, c’est un disque en provenance de Brooklyn, le Big Fun du projet Inner City du DJ Kevin Saunderson, « un truc techno avec une voix soul », qui amène Bogaert à la grande affaire de sa vie, Technotronic.

Tsunami de fric

« Quand j’ai commencé à chercher une chanteuse, un pote m’a parlé d’une jeune rappeuse d’Anvers, du Fresh Beat Production crew: c’était Manuela Kamosi, elle avait 17 ans. » Connue sous le pseudo Ya Kid K, la jeune Belgo-Congolaise a déjà passé du temps en Amérique, absorbant le tonus house de Chicago et le slang new-yorkais. Bogaert fabrique un beat à la fois aggravé et volatile, où les rotules sont priées de s’agiter alors que les synthés orchestrent le coup de rein. Là-dessus, la voix presque mâle de Ya Kid K, mâchonnée et tortillarde, donne l’impression de partir en vacances au soleil: Pump Up The Jam a la trempe narquoise du hit infaillible. « L’histoire est intéressante parce que le succès en Belgique n’est venu qu’après celui de l’Amérique: les radios refusaient de passer le morceau. » Sorti à l’été 1989, il conquiert d’abord l’Angleterre puis s’impose au début de l’année suivante sur le marché international: numéro deux aux Etats-Unis. Entretemps, ARS, le label belge qui exporte le produit, trouve que la pochette originale -« mauve, avec des petites traces de pas »- n’est pas d’un optimal commercial. Lorsqu’il s’agit de clipper l’affaire et de partir pour une tournée promo mondiale, Ya Kid K se laisse désirer. Le temps presse et c’est une autre Belgo-Congolaise, Felly Killingi, qui mime la chanson pour la vidéo, apparaît sur les disques et file sur les innombrables plateaux télés: l’Histoire et YouTube en retiendront un art développé du popotin shaké, trois kilos de perlouzes breloquées au cou et un bleu à lèvres prometteur. L’intérim de Felly prend fin lorsque Manuela/Ya Kid K, auteure du texte, réclame sa part de reconnaissance étoilée. « En me trouvant -littéralement- au top d’une tour new-yorkaise dans les bureaux d’EMI, j’ai compris que ce n’était pas mon monde,explique Bogaert. On te met une limousine et un « assistant » à disposition, tu t’habitues et lorsque ce n’est plus là, tu es fâché, démuni. C’est tellement facile d’entrer dans le jeu… Mais je suis content d’avoir vécu l’expérience. » Technotronic tient le temps d’une poignée d’autres succès -de moindre envergure- et de cinq albums sortis en six ans, dont un de remix et l’autre de Greatest Hits. Ya Kid K, mère de deux enfants, vit désormais « heureuse en Afrique », et la doublure Felly serait « quelque part dans la mode à Londres ». Jo dit ne pas savoir combien de (millions de) disques tout cela représente et on n’a pas l’effronterie de lui demander le tsunami de fric glané. Sans aucun doute, du genre à payer la liberté. Celle d’avoir, au fil des deux dernières décennies, travaillé comme producteur avec des gens qu’il aime et admire: An Pierlé, Gabriel Rios et bien évidemment Robert Wyatt (voir encadrés). « Après Technotronic, on m’a fait des tas d’offres et on m’a même demandé d’aller vivre en Amérique, mais je n’aime pas l’avion (sourire). D’ailleurs, je vais en vacances dans les Ardennes. » Dans Technotronic, Bogaert s’était réfugié derrière le pseudonyme Thomas de Quincey. Le vrai, essayiste anglais (1785-1859), a publié deux livres remarqués, Confessions d’un mangeur d’opium anglais et De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts. Bogaert, qui passe la moitié de son temps à lire, a bien intégré la nécessité de déterminer que son opium, ses beaux-arts, ses confessions seront toujours la musique. Mais exclusivement à sa façon.

(1) MESQUIN, ON LUI A DONNÉ UN 7: RÉÉCOUTÉ, IL VAUT AU MINIMUM 8.

RENCONTRE ET PHOTOS Philippe Cornet

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