Le Petit Vieux de la côte ouest

La raison pour laquelle Georges Gerfaut file sur un fauteuil à roulettes électrique Ergo 09L avec un rire dément à la vitesse de 6 km/h dans les couloirs déserts de la maison de retraite Les Voiles Bleues de Saint-Georges-de-Didonne, il faut la chercher surtout dans le désordre mental de Georges qui a fêté son quatre-vingt-dixième anniversaire le mois dernier. Le fait que Georges est absolument seul depuis une semaine dans la maison de retraite n’entre pas en ligne de compte. Ce qui arrive à présent arrivait parfois auparavant.

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Georges tourne sans se soucier de l’autonomie limitée de la batterie au lithium de son Ergo 09L. Il flotte dans son esprit des visions lointaines alors que Georges est incapable de se souvenir de ce qu’il a mangé la veille, ou peut-être l’avant-veille. Il est aussi bien qu’il ne se rappelle pas de la salade toscane trouvée dans la salle de repos du personnel des Voiles Bleues, abandonnée dans un Tupperware par une aide-soignante au moment de l’évacuation paniquée de l’EHPAD. La gendarmerie de Saint-Georges-de-Didonne, dont les effectifs étaient déjà clairsemés par la surprenante virulence du Covid-24 s’était chargée de l’opération après que le commandant Poustacrouille s’était frappé le front en disant:  » Merde, on a oublié les vieux. On ne peut tout de même pas les abandonner comme ça, n’est-ce pas brigadier Tarpon? »

On avait revêtu les combinaisons NBC fournies lors de la précédente pandémie, celle du Covid-22 -300 000 décès dont un Président de la République, ardent défenseur de l’économie spectaculaire marchande, qui avait ordonné un déconfinement un peu trop précoce.

On avait évacué tout le monde, soignants et pensionnaires, avec l’appui de quelques ambulances réquisitionnées. On avait filé vers Limoges. On avait suivi les consignes données en cours d’évacuation par la Task Force du ministère de la Santé bunkerisé avenue de Ségur dans un Paris jonché de cadavres. On s’était trouvé bloqué dans les convois de la déroute virale sur la A 89. On était mort épouvantablement quelque part entre Périgueux et Brive-la-Gaillarde.

La situation n’était pas brillante.

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Georges Gerfaut, lui, est toujours vivant. Il n’interrompt son rire dément que pour imiter, sur son fauteuil, le bruit de moteur d’une Mercedes gris acier qu’il a eue dans les années 70 quand il était cadre moyen, lisait Le Nouvel Observateur, écoutait du jazz West Coast et avait des accès dépressifs qui le faisaient tourner sur le périphérique pendant que Béatrice et les deux petites dormaient dans 120 m2 meublés en Knoll, au dixième étage d’une tour du Front de Seine.

Georges n’a pas été évacué car Georges était à ce moment-là, conformément à ses habitudes séniles, en vadrouille dans le grand parc arboré des Voiles Bleues. Il avait trouvé le moyen d’échapper au confinement par la porte d’un local technique et on ne s’était pas soucié de lui dans l’affolement.

Si Georges était encore capable d’idéation, Georges pourrait comparer cette aptitude à échapper à la mort dans les années 2020 avec ce qu’il lui était arrivé 50 ans plus tôt, quand un ancien responsable de la police politique de la République Dominicaine avait envoyé à ses trousses deux tueurs professionnels que Georges avait réussi à massacrer. Cela est assez précisément raconté par un auteur de romans noirs disparu en 1995 après avoir révolutionné le genre et être devenu un écrivain majeur de la seconde moitié du XXe siècle.

Mais Georges n’a plus à sa disposition que quelques images encombrantes, le divorce avec Béa en 1979, le mariage des deux petites dans les années 80, une courte période de chômage en 1990 où il a beaucoup bu dans des bars montants et a perdu ses cheveux, cessant définitivement de ressembler à Robert Redford.

Alors Georges tourne en faisant « vroum, vroum » sur son fauteuil dans les couloirs de la Voile Bleue. Il dégage une odeur indéfinissable qui doit beaucoup à l’absence d’hygiène et à son oubli systématique d’aller aux toilettes. De la main droite, il joue avec la manette de son fauteuil et, de la gauche, il gratte alternativement une tache de salade toscane sur son menton mal rasé et la fiente que ne manquent pas de lâcher sur son crâne chauve les mouettes saint-georgeaises lors de ses sorties dans le parc arboré.

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Si Georges Gerfaut continue comme ça pendant quelques semaines, à 6 km/h, avec les réserves alimentaires stockées dans l’EPHAD, il n’est pas impossible que Georges soit bientôt le dernier homme vivant en Europe occidentale.

Chaque semaine, un auteur de la Série Noire de Gallimard rend hommage à l’univers de Jean-Patrick Manchette avec une nouvelle originale illustrée par Alex W. Inker.

Le Petit Vieux de la côte ouest

Jérôme Leroy

Jérôme Leroy est né à Rouen en 1964. Il publie, entre autres, des romans noirs à La Série Noire, et a co-scénarisé le film Chez nous de Lucas Belvaux, en 2017, adapté de son polar Le Bloc. Dernier ouvrage paru, La Petite Gauloise et à paraître en septembre, Un peu tard dans la saison (les deux en Folio Policier).

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