Le maître des illusions

Perfect Blue, la plongée vertigineuse d'une "idol" dans un cauchemar allant s'intensifiant.

Pascal-Alex Vincent consacre au mangaka et réalisateur d’anime japonais Satoshi Kon un passionnant documentaire, introduction idéale à son univers.

Emporté par un cancer foudroyant en 2010, à l’âge de 46 ans, Satoshi Kon a laissé une oeuvre courte mais à l’impact considérable. Une poignée de mangas, une série et quatre longs métrages à peine -mais quels fims!- qui, de Perfect Blue en 1997 à Paprika en 2006, en passant par Millennium Actress et Tokyo Godfathers, n’ont cessé de repousser les limites de l’animation, tout en dessinant les contours d’un univers éminemment personnel jouant avec maestria de la porosité entre fiction et réalité.

Désireux de lui consacrer un documentaire commémoratif à l’occasion des dix ans de sa disparition, les producteurs et les proches du cinéaste ont fait appel au réalisateur français Pascal-Alex Vincent, spécialiste du cinéma japonais auquel il a consacré un dictionnaire de référence et dont il enseigne l’Histoire à la Sorbonne Nouvelle. Le résultat, c’est Satoshi Kon, l’illusionniste, un film qui, après sa présentation en sélection officielle à Cannes l’été dernier, bénéficie aujourd’hui d’une édition Blu-ray et DVD ( critique en page 26).  » Le film est une commande, explique le réalisateur japonophile. Les producteurs et la famille ne voulaient pas un cinéaste japonais mais bien un Européen, ils ont vu beaucoup de gens et un jour, j’ai reçu un mail me proposant de les rencontrer, ici, à Paris. Ils savaient que j’avais contribué à la diffusion du cinéma japonais en France, mais je n’étais pas identifié comme un grand admirateur de Kon, même si j’aimais ses films. Ce qui fait que j’ai eu le job, c’est quand je leur ai dit que j’étais prof à la fac. Ils voulaient un documentaire qui soit un « Satoshi Kon pour débutants », un film accessible à tous. Un autre argument qui les a séduits, c’est qu’ils savaient qu’en France, comme en Europe, on est attaché à l’idée que le cinéma est fait par des auteurs, ce qui n’est pas du tout le cas au Japon ni aux États-Unis. Il y avait chez la famille et les producteurs l’envie d’inscrire l’idée que Satoshi Kon était un auteur. »

Un rapport ambivalent

Ainsi configuré, le documentaire ne cherche pas à reproduire l’audace de l’oeuvre de Kon, s’en tenant à la chronologie, tout en alternant extraits des films, témoignages et interviews d’archives, ponctués d’une voix off. Une approche classique qui sert idéalement un propos à vocation « pédagogique ». L’un des intérêts du film de Pascal-Alex Vincent tient assurément à la qualité des témoins interrogés, collaborateurs ou héritiers de l’auteur de Perfect Blue. Une distribution allant de Mamoru Hosoda à Darren Aronofsky, en passant par Megumi Hayashibara, Yasutaka Tsutsui, Masao Maruyama et Jérémy Clapin, pour n’en citer que quelques-uns.  » Avoir les mêmes producteurs que Kon m’a permis d’avoir accès à peu près à qui je voulais, observe-t-il au sujet des nombreux intervenants nippons, seuls manquant à l’appel le compositeur Susumu Hirasawa et Katsuiro Otomo, l’auteur d’ Akira dont Kon fut l’assistant – » il m’en a fait trop voir« , écrira celui-ci à la production.

Le maître des illusions
© Gamma-Rapho via Getty Images

Mais si ses collaborateurs évoquent à l’unisson une personnalité peu commode, c’est pour mieux saluer son apport créatif -ce que résume Tarô Maki, le producteur de Millennium Actress et Tokyo Godfathers d’une formule lapidaire:  » C’était un génie mais un type détestable« . Ce rapport ambivalent à l’homme, et à sa personnalité complexe, L’illusionniste n’en fait donc nul mystère – » le fait que je ne sois pas japonais a contribué à une liberté de parole plus grande« , relève Vincent, qui confesse avoir mesuré la difficulté de l’entreprise qui l’attendait dès le premier entretien, avec Mamoru Oshii. L’idée n’était pas de faire un film à charge en effet, ce qu’il n’est d’ailleurs pas, préférant apporter un éclairage argumenté sur le génie d’un artiste dont Mamoru Hosoda, le réalisateur de La Traversée du temps, souligne combien il a  » élargi les possibilités de l’animation« , son influence s’étendant d’ailleurs au cinéma en « live action ». Voir, par exemple, Darren Aronofsky, qui cita directement Perfect Blue dans Requiem for a Dream et caressa un temps le rêve de l’adapter en prises de vue réelles.

S’agissant de l’apport de Satoshi Kon, Pascal-Alex Vincent relève pour sa part qu' » il a placé la barre très haut. Il a fait une animation qui exige du spectateur qu’il soit actif. Ce n’est pas quelqu’un qui vous prend par la main et vous fait faire un tour de grand huit, il responsabilise le spectateur et se montre très audacieux dans la narration. Il a fait bouger les lignes dans la façon de raconter une histoire, et a vu, 25 ans avant, les années 2020. C’est un cinéaste visionnaire qui a réinventé la manière de structurer un scénario: un script aussi complexe que celui de Spider-Man: Into the Spider-Verse n’aurait pas été possible à Hollywood sans que Satoshi Kon ne soit passé avant. »

Tenant d’une animation ambitieuse destinée à un public adulte, Kon n’a jamais obtenu au Japon la reconnaissance qu’il était en droit d’espérer. Et cela même si ses films, à partir de Tokyo Godfathers, traduisent une volonté de toucher un public plus large, qui aurait pu se concrétiser dans Dreaming Machine, le projet destiné au public familial auquel il travaillait au moment de sa mort. Reste un héritage artistique considérable, qui en fait l’un des cinéastes essentiels de ces 30 dernières années:  » Il boxe dans la même catégorie que Stanley Kubrick ou Christopher Nolan, conclut le documentariste. Il fait partie de cette famille-là, avec des films très ambitieux dans ce qu’ils racontent et dans la façon dont ils le racontent. » Une oeuvre fascinante, bousculant le spectateur tout en touchant à quelque chose d’intemporel et d’universel, dans laquelle ce documentaire invite à se (re)plonger séance tenante…

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