Le réalisateur de Brazil a vu le tournage de The Man Who Killed Don Quixote virer au naufrage et s’arrêter définitivement au bout de quinze jours, faute d’acteur principal…

Dans la longue histoire des tournages compliqués, tourmentés, avortés, celui de The Man Who Killed Don Quixote occupe une place particulière. Parce que la défaillance physique de son principal interprète, Jean Rochefort, obligea la production à tout annuler après seulement deux semaines. Parce qu’aussi les problèmes accumulés en amont avaient largement mis à l’épreuve son (génial) réalisateur Terry Gilliam.

Pour le cinéaste de Brazil, Time Bandits et Twelve Monkeys, ce projet répondait à un désir profond, longtemps ressenti, et formulé avec un engagement farouche. Gilliam et Cervantès, l’auteur de Don Quichotte (paru au début du XVIIe siècle et considéré comme le premier roman au sens moderne du terme) ont en commun d’appeler l’imaginaire à la rescousse du réel, de faire de la fiction la plus apparemment débridée un commentaire critique sur le monde du quotidien, la société et ses normes.  » J’ai toujours été instinctivement attiré par l’histoire de Don Quichotte, nous confiait à l’époque l’ex-membre des Monty Python , et je crois que tout individu doté de créativité doit l’être. Parce que Cervantès nous parle de cette folie d’accepter que le monde limite notre vision des choses. Don Quichotte regarde le monde d’une manière extraordinaire, romantique. Dans ses yeux, le banal devient exceptionnel. Comme c’est le cas avec la plupart des artistes… »

Dans le scénario écrit en collaboration avec Tony Grisoni, déjà complice du cinéaste sur Fear And Loathing In Las Vegas, et qui allait le retrouver sur Tideland, un homme de pub on ne peut plus contemporain se voyait transporté dans le temps, et embarqué par Don Quichotte dans sa quête chevaleresque insensée. Le sire à la triste figure l’ayant pris pour son fidèle écuyer Sancho Panza!  » L’homme de pub, dont le métier est de vendre du rêve, se retrouvant le serviteur d’un fou qui crée des rêves, un authentique rêveur, alors que lui-même n’est qu’un imposteur qui ne croit pas à ce qu’il vend!« , expliquait Gilliam avec un enthousiasme communicatif. Johnny Depp allait jouer le publicitaire déplacé, Jean Rochefort tenir le rôle de sa vie en Quichotte, et Vanessa Paradis suivrait son Johnny chéri pour camper une manière de Dulcinée. Aux finances, le producteur français René Cleitman (Hachette Première) et ses associés promettaient de tenir la barque bien à flot… Bref, tout semblait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes…

L’été 2000 s’annonçait radieux sur l’Espagne, et le tournage approchait à grand pas. Habitué des ennuis de dernière minute, Terry Gilliam, débarquant quelques semaines à l’avance, ne fut point trop dépaysé en découvrant une masse de problèmes plus ou moins importants: contrat d’un des principaux interprètes pas encore signé, conflit autour du planning d’un autre, options de lieux de tournage douteux ou carrément impraticables, casting des seconds rôles foireux et retards en tout genre… Des nuages s’amoncelaient dans le ciel bleu de La Mancha (province où Cervantès situe l’action de son roman), mais l’ami Gilliam en avait vu d’autres et pensait bien parvenir, une fois de plus, à dominer obstacles et chaos pour réussir son film.  » Il y avait tous ces problèmes réels, en plus de ma parano habituelle, sourit rétrospectivement le cinéaste , mais je me rassurais en voyant la forme affichée par Jean Rochefort, un septuagénaire qui faisait bien 20 ans de moins! »

Hélas, dans le mois précédant le début du tournage, l’acteur français fut victime d’une infection qui altéra son état de santé. Lequel allait empirer alors même que, courageusement, Rochefort entamait les premières prises de vue. Aux yeux du réalisateur,  » nul autre acteur que lui ne pouvait camper idéalement le chevalier à la triste figure, afficher l’âge du personnage, son visage émacié, son physique particulier, tout en étant capable de bien monter à cheval. » Le cheval, l’autre passion de Rochefort, cavalier émérite, allait pourtant signer sa perte, et celle du film. Les dégâts causés à d’importants décors par un soudain – et rarissime – déluge n’avaient pas plus tôt été estimés que l’interprète de Don Quichotte peinait à escalader sa monture, et arborait une fois en selle un masque de souffrance. Mis dans l’avion pour Paris, où il devait subir d’urgence de nouveaux examens, Rochefort se vit annoncer qu’il n’était plus question pour lui de pratiquer l’équitation! Un Don Quichotte allant à pied (sans sa jument squelettique Rossinante) étant inimaginable, la production du film, d’interrompue, se retrouvait à l’arrêt avec beaucoup de risques de devoir carrément « fermer ».

Keith Fulton et Louis Pepe, deux jeunes réalisateurs de documentaires amis de Terry Gilliam, n’avaient rien perdu des catastrophes successives. Engagés pour filmer le « making of » de The Man Who Killed Don Quixote, ils étaient en train d’en enregistrer le naufrage. Passionnant témoignage de l’épreuve endurée par le cinéaste et son équipe, leur film (1) chronique l’arrivée des « tuiles » de plus en plus ennuyeuses, les immenses efforts de Gilliam pour les surmonter, jusqu’à la très amère et fatale conclusion: le tournage de The Man Who Killed Don Quixote ne pouvait continuer, faute d’acteur principal, et le projet devait être abandonné…  » Le rêve était fini, la réalité se vengeait de Don Quichotte et de moi par la même occasion, commente Gilliam , tout ça prouvant peut-être que Dieu existe… et que c’est un salaud! » Le rire énorme autant qu’amer du réalisateur meurtri ne peut masquer la détresse d’un artiste vaincu par une malchance insigne. Tout ce qui restait de l’aventure de The Man Who Killed Don Quixote, du script aux costumes en passant par les décors et les bobines de pellicule déjà utilisées était devenu la propriété de la compagnie d’assurance ayant dû « éponger » les dégâts de l’arrêt définitif du tournage.  » En se quittant, Johnny Depp et moi, on s’est dit qu’il nous fallait aller chercher ailleurs, l’un comme l’autre, un succès commercial qui nous permettrait peut-être de racheter le film à l’assurance pour le remettre sur d’autres rails« , nous disait Terry Gilliam en 2004, en ajoutant:  » Johnny a rempli son devoir avec Pirates Of The Caribbean: The Curse Of The Black Pearl, il me reste à faire de même…  »

Reprendre l’impossible rêve?

Ni le pourtant potentiellement populaire The Brothers Grimm, ni le délibérément anti-commercial Tideland, n’allaient malheureusement permettre à Gilliam de renouer avec le succès populaire. Et on put croire que son rêve un peu fou de repartir à l’assaut des moulins à vent de Don Quichotte ne serait jamais concrétisé. Côté assurance, on bloquait tout en exigeant le rachat (évalué à une quinzaine de millions de dollars) des « actifs » sauvés du naufrage, et le cinéaste en souffrait d’autant plus qu’une poisse manifeste – prenant même des accents tragiques – persistait à le poursuivre sur d’autres projets ( voir notre encadré sur la mort de Heath Ledger).

 » Existe-t-il une malédiction? Cervantès ne veut-il pas qu’on touche à son livre?« , s’interrogeait Gilliam en rappelant les problèmes rencontrés par son aîné, l’immense Orson Welles, dans ses propres et vaines tentatives d’achever son adaptation du fameux roman espagnol. Tout récemment, l’espoir est pourtant revenu, avec de meilleures nouvelles du litige avec les assurances et la possibilité de financer une reprise du projet The Man Who Killed Don Quixote. La longue bataille juridique pourrait avoir été gagnée. Le grand et audacieux producteur britannique Jeremy Thomas est désormais aux côtés du cinéaste pour tout reprendre à zéro ou presque. Johnny Depp – et sa valeur désormais énorme au box-office – pourrait être à nouveau de la partie, et Vanessa Paradis aussi. Le scénario, lui, a été repensé totalement. Et il s’est chuchoté que Michael Palin, vieil ami de Gilliam et lui aussi ancien membre du groupe des Monty Python, pourrait incarner Don Quichotte dans un film dont le réalisateur a fait son objectif prioritaire pour l’année 2010.

 » Paradoxalement, nous disait Gilliam au moment de la sortie de Lost In La Mancha , le documentaire qui expose la catastrophe du tournage en Espagne m’a servi aux yeux de l’industrie du film. Beaucoup de décideurs, américains surtout, me prenaient jusqu’alors au mieux pour un doux rêveur et au pire pour un sale emmerdeur qui fait foirer les choses par mégalomanie et excès d’exigence. Ils ont révisé leur jugement en voyant à quel point j’étais dévoué au film et comment je tentais tout ce qui pouvait l’être pour le mener à bien malgré les ennuis. L’avortement forcé de The Man Who Killed Don Quixote aurait pu marquer mon arrêt de mort professionnel. Il m’a donné, au contraire et de surprenante façon, un supplément de crédibilité dans le monde du cinéma… »

C’est dit! Une fois achevée la promotion de son nouveau film récemment présenté hors compétition au Festival de Cannes, The Imaginarium Of Doctor Parnassus, Terry Gilliam repartira à l’assaut des moulins de Don Quichotte. En espérant cette fois aller au bout de son rêve.

(1) Lost In La Mancha, édité par Cinélibre, avec en bonus un entretien exclusif en compagnie de Terry Gilliam.

Texte Louis Danvers

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content