GARDIEN DU TEMPLE, JOHN DENSMORE S’EST BATTU JUSQUE DEVANT LES TRIBUNAUX POUR PRÉSERVER L’HÉRITAGE, L’INTÉGRITÉ ET L’HONNEUR DES DOORS. LE BATTEUR RACONTE SON COMBAT JURIDIQUE DANS UN BOUQUIN ET LE PETIT SALON D’UN HÔTEL PARISIEN.

Longue chevelure blanche, moustache et bouc à la Johnny Depp, oeil clair et regard pétillant. Dans le petit salon/bibliothèque d’un hôtel du XIIIe, le grand John Densmore, 1 mètre 80 au moins, cache aussi bien son âge, 70 balais le 1er décembre, que ce diable de Keith Richards. Arrivé en France soutenir les disquaires indépendants pour le Record Store Day, le batteur des Doors en profite pour revenir sur Les Portes claquent, l’héritage tumultueux de Jim Morrison, sorti il y a quelques jours chez Le Mot et Le Reste. L’histoire d’un combat juridique interminable mené contre ses anciens frères d’armes, le claviériste Ray Manzarek et le guitariste Robby Krieger, pour préserver le legs d’un des groupes les plus importants des sixties et éviter tant qu’on y est que mister Mojo Risin se retourne dans sa tombe.

Comment en arrive-t-on à se déchirer devant un juge quand on a écrit ensemble quelques-unes des plus belles pages de l’Histoire du rock?

Tout a commencé en 2002. Nous devions donner un concert Ray, Robby et moi. Je souffrais d’acouphènes. J’ai déclaré forfait et ils ont joué avec Stewart Copeland. Ensuite, ils ont décidé de partir en tournée. J’ai eu Robby au téléphone. Je lui ai dit: « S’il te plaît, changez de nom. Ce n’est plus les Doors sans Jim. Nous étions quatre. Vous n’êtes plus que deux. » Je lui ai suggéré The Coupes. C’est une blague: il s’agit d’une voiture à deux sièges aux Etats-Unis. Enfin bref. Ils se sont baptisés The Doors of the 21st century mais on ne voyait que The Doors sur les affiches. J’ai envoyé une lettre à la veuve de Jim pour lui dire que son mari avait apparemment ressuscité… J’imaginais les Stones sans Mick, Police sans Sting… Je devais arrêter ça.

Il y avait aussi ce contrat juteux avec Cadillac auquel vous vous êtes opposé…

On nous a proposé un montant hallucinant de 15 millions de dollars mais c’eût été un scandale. Je me suis souvenu de ce jour de 68 où Jim nous avait incendiés pour avoir accepté une pub Buick. Nous devions chanter Come on Buick Light My Fire. Ça l’avait mis dans tous ses états alors que Robby avait écrit pratiquement tout ce morceau. Il a même menacé de détruire une Buick avec une massue si nous osions prononcer ces paroles à la con. J’ai été très heureux que le père de Jim se joigne à moi dans ce procès. J’ai mis trois mois à le convaincre. Je lui envoyé des e-mails. Fait parvenir une pub du concert que Ray et Robby allaient donner. Les Doors, c’était Jim, Ray, Robby et John. Pas Ray, Robby, Ian (Astbury, de The Cult), Shirley, Fred et Tom… Les Doors sont morts dans une baignoire à Paris en 1971.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, vous n’aviez jamais rencontré le père de Jim auparavant?

C’est-à-dire que Jim l’avait donné pour mort dans notre première bio. Parents décédés. C’était en 1965. La guerre du Vietnam battait son plein. Tout le pays était en train de se diviser entre les pour et les contre. Nous étions bien évidemment opposés à ce conflit comme le reflète le morceau The Unknown Soldier mais Steve Morrison était au Vietnam où il commandait des troupes. D’une manière ou l’autre, les Doors sont devenus le groupe qui a aidé toutes les générations à couper le cordon ombilical avec les précédentes. Et donc, à 86 ans, cet homme (décédé depuis, ndlr) est venu se dresser à mes côtés pour protéger l’héritage de son fils. C’était si touchant.

Au sein des Doors, vous partagiez tous les bénéfices en quatre. Chacun possédait un droit de veto…

Jim est responsable de pratiquement toutes nos mélodies et paroles mais il n’était pas musicien. Il ne pouvait pas jouer le moindre accord sur un quelconque instrument. Il n’était d’ailleurs pas sûr de lui et prétendait que sans nous ces chansons n’auraient jamais existé. Très tôt, il a suggéré de tout partager en quatre. L’argent, les crédits… C’était un geste incroyable. Un soir, il a refusé qu’on joue avant d’être réintroduits par le DJ qui nous avait annoncés comme Jim Morrison and The Doors. Il a aussi fait en sorte qu’on licencie nos deux premiers managers qui lui avaient suggéré de nous virer. C’était des types d’Hollywood. Le suivant, notre ancien « tourman », a fait ce que nous lui demandions. Pas ce que lui décidait pour nous.

Que représentent les Doors selon vous aujourd’hui et que voudriez-vous qu’on en retienne?

Toutes nos chansons, tous nos albums, tout notre catalogue constituent, je pense, un ensemble synonyme d’intégrité. Aujourd’hui, l’industrie de la musique est particulièrement compliquée. Les temps sont durs. Les groupes doivent payer leur bouffe et leur loyer. Je comprends qu’ils vendent des morceaux à la pub. Mais je leur conseille de plus tard reconsidérer la chose. Comme disait Tom Waits, quand ta chanson devient une musique de pub, tu la transformes en jingle, mot qui décrit plutôt bien le son des pièces dans tes poches…

Existe-t-il des chansons que vous ne pouvez plus écouter depuis qu’elles sont devenues des génériques de pub et sont liées à des marques?

Au moment où je répétais « no no no » aux « more money, more money, more money« , où j’étais devenu le monsieur veto du groupe, où j’ai refusé la publicité Cadillac, Led Zeppelin a dit oui et empoché le pactole. Trent Reznor de Nine Inch Nails a déclaré dans une interview: « Nom de dieu, à chaque fois que j’entends cette chanson, je pense à une putain de bagnole.Been a long time. Been a long time. Merde, où est ma caisse? » Perso, je ne juge pas. J’ai lu l’opinion de Pete Townshend des Who dans le Rolling Stone. Il disait: « Je m’en fous que tu sois tombé amoureux de Shirley en écoutant ma chanson, c’est la mienne, j’en fais ce que je veux. » Ça se défend. Dylan a participé à cette pub pour Chrysler. Tout le monde me demande ce que j’en pense parce que je suis devenu « monsieur PC », politiquement correct. Je réponds toujours: « Tu ne savais pas? Bob est fauché. » (rires) Disons que ça n’a pas d’effet sur son génie mais que ça me rend un peu triste. La pub de Johnny Rotten pour du beurre? J’aimais la scène punk. Les Sex Pistols se sont levés dans le temps et ont fait face à nous, hippies qui devenions trop complaisants. Je pense que sa femme a été fort malade. Même si je comprends que ce soit décevant pour beaucoup de gens. God save the butter…

Vous recevez encore beaucoup de propositions?

Non, pas tant que ça. Sans doute à cause de mon attitude. Je ne sais pas. On a toujours étudié les avances qu’on nous faisait pour le cinéma et la télé… On ne dit pas toujours oui mais ça reste envisageable. Apocalypse Now par exemple était fantastique. Tu ne peux rien contre le fait d’entendre Light My Fire en easy listening dans un ascenseur d’hôtel mais tu peux empêcher les publicités.

Vous avez à votre manière contribué au film d’Oliver Stone…

Je lui ai donné les épreuves de mon bouquin Riders On the Storm. Il a glané quelques trucs par-ci par-là mais pas assez pour me créditer. Mon livre a été publié aux Etats-Unis quelques mois avant la sortie du film. J’ai eu de bonnes critiques mais après avoir été gratifié d’un merci par Oliver Stone, je suis devenu en une semaine le bestseller du New York Times. Le film tourne autour de la lutte d’un artiste torturé contre ses démons. J’aurais préféré qu’il se concentre davantage sur les années 60. Je suis content que When You’re Strange de Tom DiCillo ait évoqué ce versant-là. Enfin bref, dans The Doors, Val Kilmer était incroyable. Parfois, j’avais l’impression de voir le fantôme de Jim. Je joue un petit rôle. Celui d’un ingénieur du son. Ray, lui, était interdit de plateau. Il avait étudié le cinéma et prétendait dire à tout le monde comment on fait un film.

Vous avez été le premier à vouloir arrêter les concerts. Dès 1970. Comment avez-vous fait face à cette période pendant laquelle Jim rencontrait de graves problèmes d’alcoolisme tandis que les Doors continuaient à tourner?

J’ai mis un an à les convaincre d’arrêter. Nous étions si bons au début. J’en ai des frissons. Mais sont arrivés ses problèmes d’alcool. Nous étions très jeunes à l’époque. En studio, tu ne rencontres pas trop de problèmes. Quand ça ne va pas, tu recommences. Mais sur scène, tu déçois vite les gens. Une partie de sa magie résidait dans le danger. Tu te demandais toujours, chaque soir, ce qui allait bien pouvoir se passer. Nous aussi.

Votre bouquin parle beaucoup de fric. Quelle relation entretenait Jim Morrison avec l’argent?

Il n’avait même pas de portefeuille. Il avait toutes ses cartes de crédit et son permis entassés dans ses poches. Quand on a commencé à gagner du blé, on a acheté des maisons mais lui est toujours resté au même hôtel. Près de nos bureaux à Hollywood. Il aimait pouvoir s’offrir de chouettes trucs mais ce n’était pas son ambition. Il voulait exprimer de grandes choses avec ses mots et c’est ce qu’il a fait.

Vous partagez 20 % de vos revenus et vous dites dans votre livre que Brad Pitt et Angelina Jolie reversent un tiers de leurs bénéfices pour des bonnes causes. Cette pratique vous semble-t-elle de plus en plus courante? Est-ce qu’elle ne répond pas juste finalement à un sentiment de culpabilité?

Je ne sais pas si les artistes sont plus nombreux qu’avant à redistribuer leurs gains. Et oui, il y a sans doute de la culpabilité dans cette histoire. C’est très personnel et intime comme question. J’ai commencé à tiquer quand je me suis rendu compte que beaucoup de groupes aujourd’hui gagnaient plus d’argent avec leurs concerts que ce qu’on a pu amasser avec les Doors sur l’ensemble de notre carrière. Etre milliardaire, bon dieu, à quoi ça rime? C’est dingue. Je ne sais pas. Dans la nature, règne la loi du plus fort. Mais ce que j’essaie de dire, c’est que les hommes sont dotés de conscience. Que si les docteurs payaient mieux les infirmières, nous vivrions dans un monde meilleur…

Est-ce facile de rester fidèle à ses idéaux de jeunesse en vieillissant?

Jim est mort à 27 ans. Le même âge que Kurt Cobain, Janis, Amy Winehouse… La liste est longue. Dans le début de la vingtaine, tu es jeune. Rien ne peut t’arrêter. Mais ensuite, tu te maries, tu as des gosses, des responsabilités. J’ai eu de la chance. J’ai eu du succès. Ça m’a offert le droit, la possibilité, le luxe d’écrire et de jouer de la musique, de ne pas être complaisant. Je ne suis pas d’accord quand on prétend que les sixties ont échoué. Les racines des mouvements pour les droits civiques, pour la paix, contre la guerre poussent encore… Je viens de rencontrer Chuck D pour la première fois. Fight the power.

Vous avez repris contact avec Krieger et Manzarek après le procès…

Avec Robby, les relations sont bonnes. On va donner un concert en l’hommage de Ray. Un concert de charité pour la lutte contre le cancer. Je ne sais pas encore quand ni avec qui. Quand j’ai entendu que Ray était malade, je l’ai appelé. J’ai été extrêmement heureux qu’il décroche le téléphone et qu’on ait l’occasion de parler. Je lui ai souhaité bonne chance dans sa lutte contre la maladie. Il est décédé un mois plus tard. Quand je réécoute ce qu’on a fait, que je l’entends jouer, je trouve ça magique. Ce sont, c’est vrai, les personnes que tu aimes le plus qui te font ou à qui tu fais le plus de mal.

ENTRETIEN Julien Broquet, À Paris

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