C’EST QUOI, LA LITTÉRATURE ROCK? A LA FAVEUR D’UNE 42E ÉDITION DE LA FOIRE DU LIVRE À L’INTITULÉ EXPLICITE -SEX, BOOKS & ROCK’N’ROLL-, ENQUÊTE SUR UN COURANT ET DES AFFINITÉS RÉSOLUMENT ÉLECTRIQUES.

En 1973, Don DeLillo écrivait le portrait halluciné de Bucky Wunderlick, prophète du rock seventies en pleine décomposition, idole cachant une usure entamée en pleine gloire dans une planque new-yorkaise miteuse sise Great Jones Street (le titre du roman). On ignore si Lou Reed, autre icône, bien réelle celle-là, a lu DeLillo, mais s’il l’a fait, nul doute que l’ex-Velvet Underground a dû y voir une réponse à cette provocation qu’il aimait lancer:  » Le rock’n’roll est tellement génial, des gens devraient se mettre à mourir pour lui. » Et de fait, péremptoire sous ses inflexions légères, l’invitation reedienne doit être vue comme un véritable hameçon à romanciers: ces individus torturés et maudits étant -c’est bien connu- prêts à se damner, ils ont toujours formé une frange particulièrement réceptive à l’électricité rock.

Rien que ce mois-ci, sur les tables des libraires, la réédition du Not Fade Away du déjanté Jim Dodge (d’après les Stones), Une simple mélodie d’Arthur Phillips, Enjoy de Solange Bied-Charreton ou L’orchestre vide de Claire Berest côtoient en bonne entente les Sexy Lamb de Frédéric Boyer, Fargo rock city de Klosterman et une nouvelle bio -une de plus- d’Hendrix.

On produit aujourd’hui presque plus de « romans rock » que d’essais questionnant le genre. Dans le meilleur des cas, cette littérature rock grouille d’épiques et délicieuses histoires de groupies ( Le livre de Joe de Jonathan Tropper), disquaires ratés ( Haute fidélité de Nick Hornby, hilarant), critiques rock dilettantes (dans American Psycho de Bret Easton Ellis, Patrick Bateman et ses hagiographies à Huey Lewis And The News, Genesis…), bands ( Les nains de la mort de Jonathan Coe, histoire féroce d’un groupe raté dans le Londres des ’80, The Commitments de Roddy Doyle) ou tournées ( La ballade de Jesse de Madison Smart Bell, L’autre vie de Brian de Graham Parker).

Dans ses recoins moins glorieux, la tendance comporte aussi quelques opportunistes qui, sous couvert de name dropping ( L’ami de Bono, Petit déjeuner chez Mick Jagger, La faute à Mick Jagger, Keith-me), tentent de plus en plus souvent de se raccrocher de fait à un mouvement qui a désormais son appellation contrôlée -les lectrices légères ont leur « chicklit », les rockeux leur « rocklit ».

Prestance de récup’

Le rock fait parfois tapisserie littéraire: certains veulent se chauffer aux rayons de sa crédibilité impec, de sa fulgurance, de son aura subversive (voir le nombre de premiers romans qui s’emparent de sa mythologie). Un belle cover pour entrer en littérature avec une prestance de récup’.

Une logique qu’ont d’ailleurs également adoptée, à l’autre bout du câble, pas mal de rockeurs au moment de se choisir un nom « de plume » (The Divine Comedy emprunte à Dante, The Doors à Huxley, Second Sex à de Beauvoir, The Fall à Camus), de jouer la posture du poète maudit (Morrison) ou d’écrire leurs textes (Lautréamont chez Noir Désir, Ballard chez Led Zep, Orwell chez Pink Floyd). Une sorte de talisman littéraire porté à l’heure d’entrer en scène. Histoire d’aller se chercher une légitimité par ricochet et de nourrir une colère à l’estomac un peu vide jusque-là.

Reste à savoir comment, au-delà de la simple citation, le rock, son urgence, ses explosions visuelles, ses riffs fulgurants, a pu tant toucher la littérature, art du temps retrouvé et de la réflexion introspective.

D’abord, ses pulsations ont évidemment travaillé l’écriture (on ne compte plus les romanciers qui rédigent sous playlists hurlantes ou crachotantes), lui fournissant de nouvelles propositions. La littérature, à la suite de la critique rock, a été invitée à bousculer son ordre par incubation de nouveaux accords fiévreux, à explorer les potentialités d’une nouvelle rage à travers la malaxe des mots et l’intensité de nouveaux paysages survoltés.

Ensuite, le rock, formidable pourvoyeur de psychédélique romanesque, a réveillé la littérature à un niveau plus souterrain et viscéral: la liquidation des codes de l’après-guerre, la révolution sexuelle, la transgression bourgeoise qu’il charriait, ont su coïncider avec un esprit contestataire qui alimente depuis toujours la plus puissante vague littéraire. La littérature rock n’a certes pas attendu le rock’n’roll. Mais le genre est venu souligner sa ligne rebelle, et relire, à la lumière frénétique de ses néons, toute l’histoire de la contre-culture romanesque: la génération perdue d’Hemingway, celle, foutue, de Kerouac, le sexe chez Miller, l’investigation gonzo chez Hunter S. Thompson, le dégueulasse chez Bukowski, la mescaline chez Michaux ou Selby Jr., le titanesque chez Pynchon, la détraque d’un Tom Robbins voire l’angoisse existentielle du Coupland de Génération X.

La posture rock travaille la littérature, elle l’a toujours fait. Pas de raison que ça s’arrête de sitôt.

Un signe? De l’autre côté de la Manche, le roman noir semble actuellement aux prises avec une violente réfection. Ken Bruen, écrivain de polars, confiait ainsi récemment à Tsugi, mensuel électro (tout est décidément dans tout):  » Le « noir rock » est ce nouveau mouvement littéraire (…). Ce sont des CGSF, des « Crased Gonzo Speed Freaks » libérés de la merde qui se faisait avant, de Ruth Rendell à tous les lauréats du Booker Prize. Ma mission, au côté de ces auteurs, est de propulser mes écrits au c£ur des ténèbres sur un rythme de speed metal en faisant exploser les codes traditionnels du polar. » Bienvenue dans l’ère du post-rock(lit)…

TEXTE YSALINE PARISIS, ILLUSTRATION SÉBASTIEN LUMINEAU

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