LE NOUVELLISTE GEORGE SAUNDERS DÉPEINT AVEC UNE DRÔLERIE FÉROCE UNE CIVILISATION QUI S’EST FOURVOYÉE DANS LE CONSUMÉRISME ET LA BEAUFITUDE. FULGURANT.

Dix décembre

DE GEORGE SAUNDERS, ÉDITIONS DE L’OLIVIER, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ETATS-UNIS) PAR OLIVIER DEPARIS, 258 PAGES.

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La décomposition de l’Amérique middle class est un classique de la gastronomie littéraire. A côté des chefs étoilés comme Richard Ford qui en maîtrisent parfaitement la recette sans chercher à la révolutionner, on trouve des marmitons plus téméraires qui n’hésitent pas à introduire de nouveaux ingrédients, à modifier les proportions, pour proposer des déclinaisons plus expérimentales de ce mets prisé. Comme Kurt Vonnegut, David Foster Wallace ou George Saunders.

Après un long silence, ce dernier est de retour aux fourneaux. Dans sa cocotte mijotent dix nouvelles pour autant de variations décoiffantes et féroces sur le cauchemar américain.

Particularité: au vertige d’une trame narrative généreusement saupoudrée d’absurde, il ajoute celui d’un contorsionnisme linguistique débridé, convoquant ici l’argot des teenagers, là une novlangue qui rappelle le Nadsat d’Orange mécanique, là encore le charabia volontariste tout droit sorti d’un manuel de développement personnel. Le mélange est explosif et porte un regard complètement décalé sur un modèle à bout de souffle, comme si l’auteur ne se contentait pas du diagnostic mais nous imposait, par l’immersion, l’expérience sensorielle de l’échec. Le récit d’une tentative d’enlèvement dans Tour d’honneur transcende ainsi le simple fait divers. En relatant l’événement en vue subjective -on passe de la tête d’un protagoniste à l’autre-, il expose la mentalité fétide des suburbs, symbolisée par l’autosatisfaction niaise de la midinette Alison Pope et la culpabilité asphyxiante de l’ado Kyle Boot, à la lumière crue d’un esprit pervers.

Réveil douloureux

Maître de l’illusionnisme, Saunders est à l’aise avec tous les genres, même l’anticipation. Dans L’Evadé de la Spiderhead, il imagine que des prisonniers servent de cobayes pour tester des médicaments qui permettront de doser à la hausse ou à la baisse l’amour envers son prochain. Au nom de la science, on les soumet à des jeux cruels qui feraient passer l’expérience de Milgram pour une action philanthropique.

De la science-fiction qui parle haut et fort du présent, de ses dérives. Avec une ironie mordante à la Breaking Bad. C’est encore plus évident dans La Chronique des Semplica Girls, où le loser de service, animé pourtant des meilleurs intentions, voit son obsession du conformisme se retourner contre lui. Cette figure du type paumé, qui pense avoir raté son existence parce qu’il n’a pas tous les attributs de la réussite, est d’ailleurs récurrente dans ce portrait au vitriol dont la causticité est tempérée par un humour absurde et une empathie nourrie à la première personne du singulier. Le ver est dans le fruit. Les sentiments sont dopés aux stéroïdes anabolisants. Illustration avec ce chef de service pervers qui envoie une note de menace à ses collaborateurs déguisée en manifeste entrepreneurial.

La hantise de la bienséance, l’aveuglement du ventre mou de l’Amérique qui s’accroche à ses rêves avec l’énergie du désespoir. Rien n’échappe à ce satiriste hors pair qui termine néanmoins sur une note d’espoir avec le récit émouvant d’un jeune justicier sauvé de la noyade par un vieillard atteint d’un cancer en phase terminale. Le chemin de la rédemption existe mais il est étroit…

LAURENT RAPHAËL

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