EN GUINÉE-BISSAU, LE GUITARISTE D’UN GROUPE VIVOTE ET SE SOUVIENT. PAR SON GOÛT DE L’EXPLORATION, SON STYLE REMARQUABLE ET SA CURIOSITÉ, PRUDHOMME FAIT L’UNANIMITÉ.

Les Grands

DE SYLVAIN PRUDHOMME, ÉDITIONS GALLIMARD/L’ARBALÈTE, 256 PAGES.

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On connaît déjà les page turners, ces livres qu’on dévore sans s’arrêter une fois qu’on y a plongé le nez. Mais il faudrait inventer un mot pour designer ceux qu’à l’inverse on lit la tête levée par l’enthousiasme et le plaisir. C’est le cas de l’envoûtant nouveau roman de Sylvain Prudhomme, qui réinvente le destin des Super Mama Djombo. Ce groupe de musique bouillonnante faisait danser des stades entiers, du Mozambique au Mali en passant par le Congo. C’étaient les années 70. Que sont devenus à présent les Rolling Stones de la Guinée-Bissau? Ils ont cédé la scène à d’autres, plus jeunes, plus fougueux, plus affamés de gloire. Certains de ces « grands », comme leurs fans les surnomment parfois au pays, ont choisi l’exil. Malam, le chanteur, vivote depuis 30 ans du côté de Montreuil. Tundu, guitariste, a poursuivi une carrière solo au Portugal tandis que l’ex-technicien Bruno embrassait la médecine. Quant au garçon le plus discret de la bande, Saturnino Bayo, alias Couto, l’autre guitariste et héros du roman, il est reste à Bissau. Dans la torpeur de la ville où les senteurs d’épices tempèrent la puanteur de l’ordure, le vieillard égrène ses plus beaux et ses plus douloureux souvenirs. Par petites touches et grandes entailles, Sylvain Prudhomme nous raconte la folle journée de cet homme à qui la vie a offert l’amour et la célébrité. Car au centre de ce récit au suspense parfaitement tenu, il y a Dulce, la vocaliste, que Couto peut se targuer d’avoir conquise à la grande époque du groupe. Quand il s’approche de cette femme, il ne peut s’empêcher de frémir, tant elle est magnétique et solaire. A deux reprises, Dulce lui sera dérobée: d’abord par un autre, par l’un de ces types à qui rien ni personne ne résiste; puis par la mort. Il apprendra la nouvelle un matin, sans trop savoir comment y croire. Deux coups de canif dont le choc ne commencera à se dissiper doucement que bien plus tard, dans les roulements de caisse claire du batteur Ze, au concert du Chiringuito. Parce que c’est assurément là, dans ce petit bar familial, qu’on entend le mieux la voix des Super Mama Djombo à nouveau réunis fendre les rythmes rugueux et charnels de leurs mélodies. Elle dit la soif de justice d’un peuple gangrené par la corruption et la violence politique. Tout spécialement un soir de second tour de l’élection présidentielle, quand monte la menace d’un putsch militaire ourdi par l’incisif général Gomes, tyran a la droiture terrible.

Taillé dans le vif

Sylvain Prudhomme a l’art de vous dessiller le regard qui n’appartient qu’aux meilleurs écrivains. Cet agrégé de lettres modernes qui a grandi en Afrique ne s’est jamais départi de son gout de l’exploration, ni de sa fièvre des villes rêvées et réelles. Depuis la publication de Là, avait dit Bahi, récit composé du souffle d’une seule et unique phrase mettant en scène un vieil homme sur les routes d’Algérie, couronné par le prix Louis-Guilloux, le trentenaire a su ciseler sa plume. Il revient en trombe avec les Super Mama Djombo et une formidable ode à la musique, à l’amour, a la fraternité. Non sans une pointe d’humour, le styliste virtuose sait parler de l’âge, des âges de la vie et des corps auxquels le temps imprime sa rigueur. Il fait vivre à merveille et d’un bout à l’autre le parcours d’une rumeur qui se faufile dans les rues de la capitale. Par-dessus tout, en poète, il donne à voir les innombrables pépites d’un continent encore à découvrir. On en sort changé, pour ne pas dire « djombé », comme taillé dans le vif.

ESTELLE LENARTOWICZ

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