DERRIÈRE SON PIANO, BENJAMIN CLEMENTINE NE LAISSE PERSONNE INDIFFÉRENT, GRAIN THÉÂTRAL ET CAVERNEUX QUI MULTIPLIE LES GRANDS HUIT, QUELQUE PART ENTRE NINA SIMONE ET FERRÉ. L’UNE DES PROMESSES DE 2015.

Juin 2013, à l’Archiduc, à Bruxelles. La longue carcasse de Benjamin Clementine se faufile jusqu’au piano du légendaire bar jazz. C’est là que la transformation a lieu: de jeune homme timide, arrivé pieds nus, Clementine se mue en chanteur blues-cabaret habité, yeux exorbités, intonations exagérément expressionnistes. Un ovni. Soutenu par Focus, le showcase avait été goupillé par l’équipe du Nouvel an belge à Paris -puisque c’est bien là que le jeune Anglais s’est d’abord fait remarquer. Depuis, on a encore pu le voir aux Nuits Bota, sur le plateau de Jools Holland à la BBC, aux côtés notamment de Paul McCartney, ou à… Droixhe. C’est là qu’on l’a retrouvé, à la mi-décembre, avant son concert au cinéma Le Parc.

En un an et demi, il ne semble guère avoir changé: même air farouche, même voix grailleuse, et toujours ce drôle d’accent anglais, héritage de ses racines ghanéennes. Il a désormais une maison de disques. Pas n’importe laquelle: Universal, via le label Barclay. Il est aussi désormais entouré des mêmes personnes qui ont accompagné l’an dernier le décollage de Christine & The Queens (comme elle, il a fait récemment la première partie de Stromae)… Etonnant pour une musique qui paraît tellement loin des canons pop actuels? « C’est vrai que ma musique n’est pas supposée se retrouver sur une grosse major. Mais c’est un défi intéressant. Et puis je ne suis pas stupide: je sais que s’ils ne pensaient pas que cela peut marcher, ils ne seraient pas là… » Clementine n’est pas dupe. Ni sur les enjeux d’un premier album qui concrétise quelques-unes des belles promesses pressenties (en en laissant une série d’autres toujours en jachère, comme ces chansons un peu trop garnies). Ni sur le jeu promo et l’obligation de ressasser une histoire désormais un peu moins énigmatique.

Dans Paris

Né en 1988, Benjamin Clementine a grandi à Edmonton, au nord de Londres. Gamin, il veut devenir footballeur. Il a un petit niveau, mais à 16 ans, il se blesse: son rêve d’une carrière en Premier League est avorté. « Cela m’a mis en colère, mais je suppose que c’est comme ça que cela devait se passer. » La musique? Elle ne semble pas vraiment la priorité. A 11 ans, il se met quand même à écouter pas mal de classique. « C’était mon truc. Les Beatles par exemple, il n’y a pas besoin de chercher, tout le monde écoute ça, on étudiait même leurs chansons à l’école. » A l’époque, il n’écoute pas davantage Nirvana ou Jay-Z, ou tout autre groupe sur lequel auraient éventuellement été branchés les camarades de classe. « Disons que j’étais assez isolé. Vous voyez le gamin dont tout le monde se moque, qui se fait charrier, bousculer: ce gamin, c’était moi. »

A la maison, heureusement, son grand frère chipote sur un clavier. Benjamin est intrigué, tape le mot « piano » sur Google, et se met à écouter une webradio, Whisperings: Solo Piano. Un jour, il tombe sur les Gymnopédies d’Erik Satie. « C’était ce que j’avais pu entendre de plus simple jusque-là. Chaque soir, avant d’aller me coucher, je m’exerçais sur le clavier de mon frère. A une main… » Plus tard, il a une autre révélation: tombant par hasard sur un morceau d’Antony & the Johnsons à la télé, il est subjugué par le chant théâtral d’Hegarty. La voie (et la voix) se précise. Un jour, il se rend à l’église. Il n’est pas vraiment croyant, mais il s’assied derrière l’organiste et décortique ses gestes. « A un moment, il est tombé malade. On m’a proposé de le remplacer. Un jour, puis deux, trois… Le mec n’est jamais revenu. J’ai joué là pendant deux ans! »

Ses parents finissent tout de même par trancher: fini le piano, il est temps que le gamin se focalise sur une scolarité qui part en vrille. Il ne retouchera plus à l’instrument avant plusieurs années. Jusqu’à ce qu’il débarque à Paris en fait, à l’âge de 19 ans. On lui demande ce qu’il fuyait, en courant comme ça de l’autre côté de la Manche. « Je ne fuyais pas. Je suis juste allé faire un tour. Je n’ai pas vu la moindre différence. » Pourquoi Paris alors? « C’était la première destination proposée quand j’ai voulu prendre un ticket sur le site d’Easy Jet. » Sérieusement? « Oui. Il n’y avait aucune ambition romantique. Tout le monde me renvoie à un livre comme Down and Out in Paris and London (George Orwell y raconte notamment sa bohême dans la ville Lumière, ndlr). Mais je n’en avais jamais entendu parler. Je me suis rendu à Paris pour me prouver que ce serait la même chose. Que même si ma famille et mes amis vivaient à Londres, cela ne changerait rien. Et je dois constater que j’avais raison. C’était pareil. Pas de coup de téléphone, rien, comme toujours… »

Il affirme aujourd’hui que si la musique est précisément revenue à ce moment-là, c’était uniquement pour survivre. « Il fallait bien manger. » Il s’agace toutefois du mythe en construction: celui du chanteur découvert dans le métro, alors qu’il n’a jamais vraiment dormi dans la rue et a surtout écumé les pianos-bars et les hôtels. C’est là qu’il se fera repérer, par le duo Mathieu Gazier et Lionel Bensemoun (du Baron, repère trendy et arty, dans le VIIIe). Ils monteront un label autour de lui, avant que Barclay ne reprenne la main. Aujourd’hui sort enfin un premier album. « Si cela n’avait tenu qu’à moi, tout serait allé plus vite. Mais je ne suis pas seul. Il y a les questions de timing, les gens qui partent en vacances… Surtout les Français. » (rires)

Avec At Least For Now, il tient en tout cas une belle carte de visite, même si elle en dit davantage sur son charisme, quelque part entre Nina Simone et Ferré, que sur une vision musicale déjà bien arrêtée. Comme s’il refusait déjà d’être caserné, la musique devenue trop importante, trop vitale, que pour être réduite à une étiquette. « Je suis de nature un peu rebelle, j’imagine… »

BENJAMIN CLEMENTINE, AT LEAST FOR NOW, DISTRIBUÉ PAR UNIVERSAL.

RENCONTRE Laurent Hoebrechts

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