La vache et le prisonnier

Entre lyrisme et réalisme social, ferme et usine à viande, un roman suisse culte qui reparaît à point nommé.

« C’est pourtant vrai qu’il nous manque un vacher. Si seulement cet Espagnol pouvait arriver bientôt. » Après un voyage de son Sud natal vers un Nord attirant, Ambrosio arrive au pays nanti. Il ne comprend pas un mot d’allemand, et quand bien même on n’a pas besoin de lui dire les choses deux fois. Soigneux comme une dentellière, il trait bien, a des mains qui savent, alors on peut lui acheter une salopette convenable. Sous leur front uni de Simmental tachetées, faisant tinter sonnailles et toupins, ces dames s’avancent. Reine du troupeau, Blösch marche en tête. « Vous avez vu l’Espagnol à Knuchel avec ses sandales de Jésus-Christ? dit un Innerwaldien. – Oui, oui, ajouta un autre, le berger bon marché à Knuchel. » L’éleveur résiste aux techniques modernes qu’on lui enjoint d’adopter à tous prix, freine des quatre fers face au racisme ambiant. On ne se comprend pas. On a peur de comprendre. Un chapitre sur deux et sept ans plus tard, cruelle doublure, on troque les vêtements de la belle ville contre la tenue d’abattoir. On a quitté Blösch et Ambrosio aux champs, on les retrouve dans une avalanche d’entrailles, une nasse de tripes. Les couteaux à air comprimé sifflent, les tirages à chaîne cliquettent, la scie électrique creuse son chemin en hurlant… « Autrefois, le boeuf et l’agneau étaient abattus dehors, en plein air. Plus tard, on a recherché des endroits plus abrités. »

La vache et le prisonnier

Mauvais sang

Le Suisse Beat Sterchi avait un père boucher, il aurait dû l’être aussi. En 1983, à 34 ans, il écrit ce premier roman, La Vache, idéalement réédité aujourd’hui. Dans un premier temps, il y caresse l’animal, côtoyant le lyrisme écolo du film Okja réalisé par le Sud-Coréen Bong Joon-Ho (un pamphlet pro-vegan qui amena nombre de spectateurs à renoncer à leurs appétits carnivores). Il y poursuit ensuite le troupeau des hommes à l’abattoir, et régurgite le remugle populiste trempé dans l’écume des chopes. Il y a l’aliénation de la monotonie et ses carcasses d’ennui (un peu comme celles chantées par Pascal Bouaziz/Bruit Noir dans L’Usine): l’isolement et le ressassement, la folie du geste, l’impact psychologique du travail avec la chaîne au pied. Comme Claro l’assène dans sa brillante préface: « Notre persistance à nous dire et nous croire humains a beau remplir des volumes entiers, en nous ahane un pénible boucher (…). » Passionné par l’oralité, Beat Sterchi file le persiflage de la xénophobie qui court le long du bastingage des bistrots; « (…) ces éclats de pensée imprononçables, cette rage diffuse contre soi et le monde, cette rage contenue qui les liait tous, personne n’avait osé y toucher. » À l’instar d’Ambrosio, travailleur déplacé, égaré parmi les moitiés de bêtes pendues, le lecteur étourdi, abasourdi, rumine. Il en a plein le nez de l’odeur de sang et de sueur et de graisse rance. « Dans quel état on se tire, le soir. Ratatinés, pliés, boiteux et vides. Une harde de chiens battus. » À l’abattage, la durée des gestes et des pensées, à la chaîne, l’échelle des peurs dans un monde de plus en plus bovin. Deux traits affûtés au fil des pages: xénophobie, abattage. « Qu’est-ce qu’il y a à regarder? On peut encore affûter son couteau, oui? » Au suivant! Au suivant!

La Vache

De Beat Sterchi, Éditions Zoé, traduit de l’allemand (Suisse) par Gilbert Musy, 480 pages.

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