MORTEN TYLDUM PORTE À L’ÉCRAN LA VIE DU MATHÉMATICIEN ET CRYPTOLOGUE ANGLAIS ALAN TURING. ET TROUVE EN BENEDICT CUMBERBATCH UN INTERPRÈTE PRODIGIEUX, RESTITUANT TOUTE LA COMPLEXITÉ DE LA PERSONNALITÉ FASCINANTE DU SCIENTIFIQUE. LE CODE POUR LES OSCARS?

« Alan Turing méritait un hommage. C’est une figure dont on devrait parler dans tous les livres d’Histoire, et dont l’effigie pourrait orner des billets de banque; un héros, tristement boudé par l’Histoire, mais que nous espérons pouvoir faire connaître à un public plus large. A mes yeux, il a toujours constitué l’outsider des outsiders. Voilà un homme qui a vécu à l’écart du monde et ce, pour de multiples raisons: il était plus intelligent que quiconque autour de lui, il était homosexuel à une époque où un baiser entre deux hommes pouvait, littéralement, être puni de deux ans de prison, et il était dépositaire de secrets d’Etat qu’il ne pouvait communiquer à personne. Il y a toujours des individus différents, ne s’intégrant pas mais qui, comme Alan Turing, sont capables d’accomplissements que les autres ne sont même pas susceptibles d’imaginer. Et cela, non pas malgré, mais en raison même de leur différence. Voilà pourquoi son histoire a des résonances contemporaines. » Qui mieux que Graham Moore, qui signe là son premier scénario de long métrage (inspiré de la biographie Alan Turing: The Enigma d’Andrew Hodges), aurait pu cerner les enjeux de The Imitation Game (lire la critique page 20), le film de Morten Tyldum?

Si son nom n’est guère familier du grand public, Alan Turing (1912-1954) connut un destin à la fois exceptionnel et cruel en effet; le genre d’individu dont le parcours justifie amplement un biopic qui pourrait fort bien, au demeurant, se muer en machine à distinctions (moisson déjà en cours, d’ailleurs). Mathématicien et cryptologue anglais, le scientifique (magistralement interprété par Benedict Cumberbatch, on y reviendra), devait jouer un rôle-clé dans le décryptage des codes utilisés par les Allemands lors de la Seconde Guerre mondiale. L’appellation de héros de guerre n’apparaît, pour le coup, nullement usurpée, se doublant de celle de génie visionnaire, puisque la « machine de Turing » qu’il concevra à cette fin est l’ancêtre de l’ordinateur moderne, pas moins. Un profil de fort en thème qui se doublera toutefois d’une tragédie intime, l’individu, d’abord indéchiffrable, se voyant persécuter pour son homosexualité dans l’Angleterre des fifties, jusqu’à être conduit au suicide.

Autant dire qu’il y avait là du grain à moudre, et le film de Tyldum, réalisateur norvégien que l’on n’attendait pas vraiment à pareille fête –« Il avait fait ses recherches et vu les films de Powell et Pressburger », glissera Cumberbatch, se félicitant de leur collaboration-, apporte un éclairage passionnant sur un homme en tous points fascinant. Mais sa réussite, ce biopic, classique dans sa facture, la doit, au-delà de l’intérêt de son sujet, à la richesse de son interprétation, dominée par Keira Knightley (lire par ailleurs), féministe avant l’heure appelée à évoluer dans un monde d’hommes, et Benedict Cumberbatch, bien sûr, tout simplement prodigieux dans le rôle principal.

La rumeur rapporte que Leonardo DiCaprio fut un temps pressenti pour le rôle. L’on a, pour tout dire, peine à y croire, en voyant Cumberbatch se mouvoir à l’écran, tant le comédien britannique, star de la série Sherlock, restitue là toutes les nuances assorties à Turing, en même temps qu’il en parcourt l’arc émotionnel complexe. Sans surprise, l’acteur confesse s’être immergé totalement dans son sujet. « J’ai commencé par le scénario. L’histoire ne m’était pas totalement inconnue: j’avais vu, à la télévision, Breaking the Code, un film où on l’abordait sous un angle particulier, et où Derek Jacobi faisait un portrait étonnant d’Alan Turing. Après quoi, j’ai lu ce qui s’y rapportait, et notamment la biographie d’Andrew Hodges. Je me suis aussi rendu à Bletchley Park, et j’ai rencontré des gens qui avaient travaillé avec lui, et des proches, comme sa nièce, qui me l’a présenté comme quelqu’un de fort drôle, merveilleux et assez extraordinaire. Plutôt éloigné, en tout état de cause, de la description de génie autiste à laquelle on le cantonne trop facilement. L’enjeu de The Imitation Game se situait à mes yeux à ce niveau: célébrer la différence, tout en rappelant que désigner des individus comme différents se fait aussi à nos dépens. Ce qui rend le comportement de quelqu’un remarquable peut également être envisagé sous un angle le rattachant à notre condition d’êtres humains. Turing était un esprit brillant dès lors qu’il s’agissait d’ordinateurs, de mathématiques pures, d’intelligence artificielle ou de philosophie. Mais tout ce qu’il a découvert découlait de son expérience de la vie (…) Il en tirait son inspiration, et son caractère a été forgé par les circonstances de son existence. C’était quelqu’un d’extrêmement poreux à son environnement, qui le stimulait.« 

La vigilance de mise

De quoi apporter diverses nuances à un profil que l’on aurait par trop hâtivement esquissé, et un espace dans lequel Cumberbatch s’est engouffré avec délectation. Il compose ainsi de Turing le portrait multiple, personnalité excentrique autant qu’asymétrique, évoluant en société suivant une grille comportementale n’appartenant qu’à lui; ouvert au monde jusqu’à un certain point mais à l’évidence plus à l’aise dans ses habits de coureur de fond -un sport solitaire qu’il pratiquait à un haut niveau. « Si j’avais dû regarder un film pour me préparer, j’aurais opté pour The Loneliness of The Long Distance Runner, de Tony Richardson, poursuit l’acteur. « Turing excellait à la course qui lui permettait de relâcher physiquement la pression, découlant de son travail, mais aussi du fait qu’il décrivait Bletchley Park comme un désert sexuel. » A fortiori lorsqu’on était homosexuel dans le contexte de l’Angleterre des années 40 et 50, et qu’il convenait de se cacher. Ce qui n’empêchera pas Turing d’être frappé d’infamie et condamné pour outrage aux bonnes moeurs, puis contraint à la castration chimique par prise d’oestrogènes. Un acte barbare qui a laissé l’acteur indigné et dont l’on voudrait croire qu’il soit inimaginable de nos jours. « Je n’en suis pas si sûr, tristement. Des gens sont décapités dans certaines parties du monde en raison de leur homosexualité. La Grèce, berceau de la démocratie, a vu, pendant la crise, la montée de l’Aube dorée, et des hommes et des femmes se faire tabasser en public parce qu’ils étaient gays. L’attitude de la Russie à l’égard de l’homosexualité est terrifiante, et n’a rien, malheureusement, d’une leçon d’Histoire: c’est bel et bien ce qui se produit aujourd’hui. En période de privations, ou de nationalisme ou de fascisme, les gens tendent à faire des minorités des boucs émissaires. La vigilance est donc de mise, parce qu’on dirait bien que cela ressort de la condition humaine… »

A cet égard, The Imitation Game vaut aussi avertissement. Benedict Cumberbatch, qui incarna Julian Assange dans The Fifth Estate, chosirait-il aussi ses projets à l’aune des débats qu’ils pourraient provoquer? L’acteur, en tout cas, s’en défend: « Je ne suis pas attiré par des histoires en fonction de la controverse qu’elles pourraient susciter, mais bien de l’intérêt qu’il y a à les raconter, et à les faire connaître au public. Turing est un héros national, l’équivalent scientifique de Isaac Newton et Charles Darwin, un philosophe, un héros de guerre et une icône homosexuelle… » Et aussi, désormais, une figure de cinéma qui pourrait bien faire office, pour le comédien, de code pour les Oscars. Le Londonien ne semble d’ailleurs pas vouloir s’arrêter en si bon chemin, lui que l’on annonce, après l’avoir vu dans 12 Years a Slave mais aussi The Hobbit, dans The Lost City of Z, de James Gray, sous les traits du légendaire explorateur britannique Percy Fawcett…

RENCONTRES Jean-François Pluijgers, À Londres

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content