Terre de surréalisme, la Belgique a toujours produit du décalé et de l’impromptu. Y compris en musique, entre grande kermesse et hits planétaires. La preuve par trois, de Lou Deprijck à Bobbejaan Schoepen en passant par Sour Sourire pour le cinquième épisode de notre série d’été sur les 50 ans du rock made in Belgium.

Fin des années 70. Partis pour une journée à Bobbejaanland, le père prévient son gamin: « Regarde bien, tu le verras peut-être passer sur son cheval. » à cette époque, il n’est pas rare en effet de croiser Bobbejaan Schoepen se baladant dans son parc d’attractions. Pas de chance: ce jour-là, le gamin repartira bien avec un pistolet en plastique et un Stetson en carton, mais sans avoir pu apercevoir le cow-boy. Finalement, ce n’est qu’au printemps dernier que l’on rencontrera le vieux chanteur/siffleur/entertainer fantaisiste (83 ans), à la faveur d’un tout nouvel album, le premier en 35 ans. L’occasion de revenir sur une carrière complètement atypique (voir Focus n°26), sanctionnée par plusieurs millions de disques vendus. Et un parcours hors du commun. Comment en effet qualifier autrement l’itinéraire de celui qui sera parmi les premiers à introduire la country sur le Vieux Continent, jouant avec Django Reinhardt, emmenant le jeune Toots Thielemans en tournée, offrant la première partie de ses concerts de l’Ancienne Belgique au jeune Jacques Brel?…. Bobbejaan enregistrera également avec les musiciens d’Elvis, passera au Ed Sullivan Show et sur la scène du Grand Ole Opry, la Mecque country à Nashville. Après des tournées incessantes qui l’emmèneront jusqu’au Congo, il se posera en Campine, où ce qui ne devait être qu’une ferme et une salle de spectacle se transformera finalement en l’un des principaux parcs d’attractions européens… Vous avez dit éclectique?

DOMINIQUE-NIQUE-NIQUE

En fait, il ne faut pas gratter très loin: l’histoire du rock (et apparenté) made in platteland est truffée de ces artistes à la fois ordinaires et complètement barrés. Le résultat de la rencontre entre le surréalisme local et l’exubérance du rock? Difficile évidemment de tirer des théories à partir de trajectoires singulières. N’empêche…

Quel est ainsi le seul titre à avoir atteint le sommet du hit-parade américain? Encore et toujours Dominique, en 1963, chanté par une nonne de Waterloo. Une bondieuserie qui ira jusqu’à bénéficier d’un traitement hollywoodien: The Singing Nun sort sur les écrans trois ans plus tard. L’affaire aurait pu s’arrêter là, et se limiter à l’histoire rose bonbon (ou blanc dragée) d’un one-hit wonder catho pour feu de camp. A la place, elle connaîtra un épilogue dramatique, vingt ans plus tard.

Derrière S£ur Sourire, se cache Jeanine Deckers. Née en 1933 à Bruxelles, elle va sur ses 23 ans quand elle intègre le couvent dominicain de Fichermont, planté sur la plaine de Waterloo. Le 11 mai 1960, elle prononce ses v£ux temporaires et se fait appeler s£ur Luc-Gabriel. Vatican II n’est pas encore passé par là, mais le souffle rénovateur se fait déjà sentir. Les supérieures du couvent proposent à leur jeune recrue d’enregistrer ce qui ne sont au départ que des ritournelles personnelles. C’est ainsi qu’en octobre 1961, s£ur Luc-Gabriel grave un premier 45 tours pour Philips, qui la rebaptise S£ur Sourire. Les voies du Seigneur étant impénétrables, sa rengaine fait un hit. Au point de décider le label à le sortir aux Etats-Unis, où il connaît la même ascension. Arrivée au top, S£ur Sourire bloque le Louie Louie des Kingsmen, calé à la seconde place.

Mais le succès laisse des traces. Pas financières: S£ur Sourire reverse l’intégralité de ses gains à l’ordre. Elle se sent cependant de moins en moins à l’aise avec la vie en communauté. En 66, elle a repris des études en sciences religieuses à l’UCL et quitte bientôt le couvent, sans avoir eu le temps de prononcer ses v£ux définitifs. Au passage, elle renonce aussi à utiliser son nom de scène. A la place, elle continue à chanter sous le pseudo de Luc Dominique. Elle s’embarque notamment pour une série de concerts au Québec, qui verra l’imprésario de la tournée partir avec la caisse… En 1967, Luc Dominique sort également La pilule d’or, qui prône la pilule contraceptive. De quoi faire jaser… Surtout qu’elle emménage à ce moment-là avec son amie Anne Pécher, thérapeute en avance sur son temps qui s’occupe d’enfants autistes. Les rumeurs d’une relation homosexuelle vont bon train…

En 1974, Jeanine Deckers est rattrapée une première fois par le fisc. Déjà secouée régulièrement par des phases de profondes dépressions et de paranoïa, elle s’accroche de plus en plus aux médicaments et à l’alcool. Début des années 80, un remix disco de Dominique fait un bide et l’administration des impôts revient à la charge. Le 29 mars 1985, l’ex-religieuse et son amie Anne Pécher se suicident dans leur appartement à Wavre. Un destin tragique qui a déjà connu une adaptation au théâtre. Stijn Coninx vient lui de lancer cet été le tournage d’un biopic consacré à Jeanine Deckers (avec Cécile de France dans le rôle titre).

LE ROI DE LA POP KLEENEX

L’histoire qui suit est nettement plus drôle. Rabelaisienne même. Ou plutôt breughelienne, puisque c’est bien par ici que ça se passe. C’est celle de Lou Deprijck, personnage « bigger than life », producteur roublard aussi génial qu’opportuniste, à la moustache truculente et aux hits planétaires. Tout juste bon à alimenter le site « Bide et musique » et les karaokés kitsch? Ce serait ignorer le respect qu’inspire toujours auprès des DJ discos les plus réputés un titre comme Que Tal America, pondu avec Two Man Sound. Même constat pour ça plane pour moi, qui malgré son second degré punk, aura gagné ses galons de titre culte.

Francis « Lou » Deprijck naît du côté de Lessines. Bizarrement, sa récente autobiographie (« ça plane pour moi », BMR éditions) ne livre pas directement sa date de naissance. On apprend cependant qu’il rentre à la RTT (Régie des Télégraphes et Téléphones) en 1961, âgé d’à peine 15 ans. Au départ, le rock ne l’intéresse pas trop. « Tout changea lorsque la Régie nous donna des billets gratuits – en première classe – pour rejoindre Douvres en Angleterre par le train et le bateau, la célèbre malle Ostende-Douvres. «  Et de tracer ensuite jusqu’à Londres où il découvre les Who, et décide de devenir mod… Avec son groupe Liberty 6, il sort un premier 45 tours en 1969, avec en face A: Je suis pop et tout à fait dingue, et face B: Qu’est-ce que ma s£ur f… dans la machine à vapeur…?. Curieusement, le disque ne rencontre pas un grand succès…

La suite des aventures s’avérera plus concluante. Deprijck rencontre Sylvain Vanholme. L’homme a fait partie des Wallace Collection ( Daydream), avec qui il a notamment participé au fameux festival brésilien « da Cançao Popular ». Pour y retourner, ils forment Two Man Sound et imaginent un morceau intitulé Copacabana, dans lequel ils intègrent deux phrases de l’hymne de l’équipe de foot de Flamengo… Sur la scène de Rio, ils poussent même la farce jusqu’à apparaître affublés du maillot du club local. Ils repartent évidemment avec le prix du public… Rejoint par Pipou (alias Yves Lacomblez), Two Man Sound vendra bientôt des camions de disques avec des titres comme Charlie Brown ou Disco Samba. C’est l’époque où Deprijck achète une villa à Miami et produit à la chaîne pour le label RKM, tout en restant officiellement employé de la RTT… Toujours à l’affût d’un bon coup (et de soleil), il commence aussi à lorgner du côté du reggae. Avec ses Hollywood Bananas, Lou commet Kingston Kingston: un nouveau carton. La suite? Ce sera Plastic Bertrand, dont il produit les premiers disques pour RKM, et puis la mise sur orbite, avec Boris Bergman, de Viktor Lazlo. En 96, il passe quelques jours à Cuba. Il y fait une chute de 6m, après une soirée trop arrosée. Diminué, il passe par plusieurs mois de revalidation, avant de décider de quitter la Belgique. Depuis, il vit en Thaïlande, à Pattaya, où il produit des groupes locaux, et joue ses tubes dans les clubs du coin. Il paraît que la version thaï de Kingston Kingston y a fait un carton… Il revient malgré tout encore régulièrement en Belgique pour l’un ou l’autre gala. Ou comme au printemps dernier pour présenter son autobiographie. Pour ce faire, il avait choisi le cadre du Biff, le festival du film fantastique. Logique, somme toute…

TEXTE laurent hoebrechts

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