ANNA ROUSSILLON, LA RÉALISATRICE DU PASSIONNANT JE SUIS LE PEUPLE,OFFRE UN CONTRECHAMP À LA RÉVOLUTIONÉGYPTIENNE.

Son film illustre de manière exemplaire ce que le cinéma du réel peut avoir d’organique, de rebelle à toute préméditation. Anna Roussillon était dans la campagne de Louxor, filmant les paysans dans leur vie quotidienne et en particulier Farraj, qui deviendrait le personnage central de Je suis le peuple. La réalisatrice française cherchait la matière d’un premier long métrage qui opposerait, peut-être, le temps patient de l’agriculture et celui, précipité, du tourisme traversant la région non loin des champs, du côté des temples. Et puis éclata la révolution, que nul n’avait vue venir… « J’ai résisté à la tentation de filer au Caire, vers la place Tahrir où tout se passait et d’où venaient déjà quantité d’images, se souvient Roussillon, et j’ai décidé de rester là où j’étais, au village, et de filmer les choses à partir de cet endroit, avec Farraj, sa famille et les autres habitants du coin. »

Ne voulant pas travailler « dans l’urgence de l’actualité, ni même de la lutte« , elle était déjà consciente, pour son premier film, qu’il y aurait « plusieurs bifurcations« . Mais là, elle pressentit « à l’intuition » qu’il pourrait être intéressant de « suivre le cheminement personnel, au fil des événements survenant plusieurs centaines de kilomètres plus au nord, d’un homme qui était devenu un ami. On ne savait bien sûr pas ce qu’il allait se passer, ni quel espace politique on allait pouvoir construire avec Farraj. Nous n’avions encore jamais parlé de politique… La première fois que nous l’avons fait, c’était en mars 2011, un mois après la chute de Moubarak, et il était encore dans la rhétorique complotiste de l’ancien régime: c’était bien sûr Israël, c’était bien sûr un complot! Et moi, face à ça, j’étais dans un enthousiasme hyper fleur bleue, la révolution c’était génial! Bref, nous étions ridicules (rire)… »

Ne voulant pas filmer « un dialogue de sourds« , Anna Roussillon s’est alors attachée, au fil de ses allers-retours au village (1), à « créer petit à petit avec Farraj un espace de conversation où nous pourrions définir, même si nous n’étions pas d’accord, des sujets en commun« .

Parole libérée

Je suis le peuple offre un remarquable contrechamp aux images journalistiques de la révolution. Il nous montre les gens qui regardent ces images, sur leur télévision, et qui y réagissent. « Une des conséquences directes de la révolution aura été -tout comme en Tunisie- de libérer la parole politique au sein des familles, avec les amis, les voisins, ce qui n’existait pas avant« , explique la réalisatrice, dont le film rend bien ce phénomène dynamique… même si de manière très révélatrice les femmes y sont bien moins présentes. « Ce n’est pas qu’elles ne développent pas de point de vue, commente Roussillon, mais il leur est très difficile de l’exprimer dans l’espace public… J’espère que le film fait ressentir tout à la fois cette contrainte qu’elles subissent et cet intérêt qu’elles ont. »

Parallèlement, on filme le travail, la vie familiale et sociale, dont le rythme ancestral contraste avec le flot des images d’actualité venues de la capitale, où les événements se bousculent. « Il était important de rendre palpables ces deux temps si différents, déclare la réalisatrice, car comment comprendre ce que pense et dit quelqu’un sans connaître la manière dont il vit? La chronique politique et la vie quotidienne devaient être intimement liées! » Il a fallu consacrer beaucoup de temps au montage pour réussir cette délicate balance, cet « entrelacement » difficile à rendre concret pour le spectateur. Un autre élément s’exprime dans Je suis le peuple, celui d’un conservatisme ambiant qui marque le monde rural et l’éloigne des élans démocratiques manifestés par la jeunesse urbaine. Un phénomène « ville-campagne » qu’Anna Roussillon constate sans vouloir le stigmatiser, « car il est visible ailleurs, de l’Iran à… la France« . Et de conclure: « Une des choses que le film révèle est que le lien -évident pour nous- qui nous fait vibrer à une révolution n’est pas une évidence partout ni pour tout le monde. Dans le village de Farraj, il ne s’est rien passé, aucune manifestation physique des événements du Caire ne s’est produite… sinon sous la forme de la pénurie (de gaz, d’électricité, d’essence mais aussi de touristes). C’est à mes yeux d’une naïveté extrême de penser qu’il suffit de parler de liberté d’expression pour motiver des gens pour qui la question de la vie et de la survie se pose… »

(1) ELLE TRAVAILLE À PARIS, COMME PROFESSEUR D’ARABE ET A EMPLOYÉ TOUS SES CONGÉS À MULTIPLIER LES VOYAGES (UNE DIZAINE AU TOTAL, DE JANVIER 2011 À L’ÉTÉ 2013 ET LA CHUTE DE MORSI) POUR POURSUIVRE LE TOURNAGE DU FILM.

RENCONTRE Louis Danvers

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