PENDANT DIX JOURS, VENISE A VÉCU AU RYTHME INCERTAIN D’UN MONDE À BOUT DE SOUFFLE. IMPRESSIONS CONTRASTÉES DE LA 72E ÉDITION D’UN FESTIVAL FORCÉMENT EN DEMI-TEINTE.

S’il est une question qui n’en finit plus d’alimenter les débats, à Venise, c’est celle du verre à moitié vide ou à moitié plein. Ainsi, encore, d’un millésime 2015 qui, bien que l’on y ait vu beaucoup de bonnes et même de fort bonnes choses, laisse à l’autopsie une impression en demi-teinte. La faute, sans doute, à un palmarès qui, tout en saluant l’émergence d’une nouvelle vague sud-américaine, ne reflète pourtant qu’imparfaitement les temps forts de cette édition. Constat auquel se greffe un malaise plus profond, lié à l’impression tenace de voir, au fil des ans, le plus ancien festival de cinéma au monde s’assoupir, une part toujours plus grande de la caravane du 7e art lui préférant désormais Toronto. Et de déserter le Lido dès l’entame de la seconde semaine de la manifestation, festival et station balnéaire semblant se rejoindre dans une même désuétude, pas déplaisante au demeurant.

Cela posé, en dépit de cette évolution sensible, Venise reste l’un des festivals qui comptent. Et sa programmation est venue le rappeler fort à propos, où l’on a pu voir, dix jours durant, grands maîtres comme jeunes talents se colleter avec l’état du monde, d’où encore une humeur d’ensemble volontiers maussade. Comme en écho à la confusion planétaire, on n’y aura pas relevé de ligne directrice unique, mais bien diverses tendances éparses composant un millésime passionnant à défaut d’être toujours cohérent. Scanner…

TENDANCES THÉMATIQUES

La griffe du passé. Cela n’a rien d’un scoop, le passé est riche d’enseignements pour le présent, et de nombreux cinéastes y ont logiquement puisé matière à réflexion. Ainsi d’Alexander Sokurov dans l’extraordinaire Francofonia, revisitant le Louvre sous l’Occupation pour s’interroger, dans une démonstration magistrale jonglant avec les époques comme avec les supports, sur le naufrage de la culture européenne. Ou encore d’Amos Gitaï, revenant, dans le remarquable Rabin, the Last Day, un savant assemblage d’archives, de reconstitutions et d’interviews à l’appui, sur l’assassinat, il y a tout juste 20 ans, du Premier ministre israélien -un acte dont on n’a pas fini de mesurer les conséquences. Pablo Trapero remonte, pour sa part, dans El Clan aux premiers jours de la démocratie argentine pour questionner le poids assourdissant du silence -celui entourant, pour le coup, les agissements d’une famille ayant fait du kidnapping une petite entreprise. Quant à Xavier Giannoli, le destin de Marguerite, la cantatrice fausse sévissant dans le Paris des Années folles, lui offre la matière d’une parabole sur les illusions -et jusqu’à celles, politiques ou économiques, dont l’on se laisse bercer. Marco Bellocchio tente, pour sa part, dans Sangue del mio sangue, un parallèle entre l’Italie sous l’Inquisition et sa pendante contemporaine, là où Thomas McCarthy remue, dans Spotlight, le couteau dans la plaie -celle de scandales pédophiles n’ayant pas fini d’agiter l’Eglise catholique…

Noir, c’est noir. D’autres optent pour une approche frontale de l’errance du monde. Cary Fukunaga retrace, entre poésie et violence insoutenable, la tragédie des enfants-soldats en Afrique, le temps d’un Beasts of no Nation suffocant, au sortir duquel affleure, forcément, la réflexion de Marlon Brando dans Apocalypse Now:« L’horreur… » Liang Zhao dénonce quant à lui dans un Behemoth inspiré de La divine comédie, de Dante, l’industrialisation aveugle de la Chine. L’enfer des réfugiés offre encore une toile de fond incertaine à A Bigger Splash, de Luca Guadagnino; Abluka, d’Emin Alper, dépeint une société glissant dans la paranoïa aiguë; 11 Minutes, de Jerzy Skolimowski, un univers de bruit et de fureur, au bord de l’implosion.

Errances solitaires ou en couple. A ces visions d’un désordre général, certains préfèrent celles d’un mal-être intime. La solitude et la dépression constituent le nerf sensible du brillant Anomalisa, de Charlie Kaufman et Duke Johnson, et la névrose affleure aussi bien dans L’Hermine, de Christian Vincent, que dans Desde Alla, de Lorenzo Vigas. Et l’on ne mentionnera que pour la forme les protagonistes d’Everest, de Baltasar Kormakur, partis à la recherche d’eux-mêmes sur le toit du monde. La solitude et la privation d’émotions, c’est aussi le lot des survivants d’Equals, de Drake Doremus, évoluant dans une société du futur aussi aseptisée que désespérément uniformisée. S’esquisse alors un autre motif de cette Mostra, faisant du couple une valeur refuge, offrant aux naufragés du monde contemporain la possibilité d’une île. Un constat se vérifiant d’Equals en L’Hermine; de A Bigger Splash en Endless River, d’Oliver Hermanus, et jusque, en un séduisant paradoxe, dans The Danish Girl, de Tom Hooper.

TENDANCES ESTHÉTIQUES

Un festival aventureux. Le mérite en revient avant tout à Alberto Barbera, son directeur artistique: la Mostra aura, cette année encore, multiplié les audaces. Ainsi d’une compétition osant diverses premières oeuvres -le Lion d’or est d’ailleurs allé à l’une d’elles, Desde Alla-, mais encore un documentaire poétique (Behemoth), un film d’animation pour adultes (Anomalisa) et même du cinéma expérimental (Heart of a Dog, de Laurie Anderson). Si l’on devait pointer une dernière tendance de cette édition, ce serait la liberté y ayant prévalu et ayant gratifié les spectateurs de méditations à la teneur toute personnelle, mais à la portée beaucoup plus vaste, celles, poétique et spirituelle de Laurie Anderson toujours, philosophique de Charlie Kaufman, historique d’Alexander Sokurov, ésotérique d’Esther May Campbell dans Light Years ou encore apocalyptique de Liang Zhao…

TENDANCES GÉOGRAPHIQUES

Redistribution des cartes. Sur les 21 films présentés en compétition, onze étaient européens, et cinq nord-américains. A l’arrivée, c’est pourtant le cinéma sud-américain qui sort grand vainqueur de cette 72e Mostra dont il truste les deux prix principaux, le Lion d’or du meilleur film au vénézuélien Desde Alla; celui d’argent du meilleur réalisateur à l’Argentin Pablo Trapero, pour El Clan. La griffe du président du jury, Alfonso Cuaron, peut-être, mais aussi la confirmation d’une tendance déjà observée de Berlin à Cannes. Année sans, par contre, pour le cinéma asiatique, traditionnellement à l’honneur sur le Lido (Akira Kurosawa y a été révélé au public international avec Rashomon en 1951 avant, plus près de nous, les Hou Hsiao-hsien, Zhang Yimou, Tsai Ming-liang ou autre Takeshi Kitano), dont la présence, en compétition, a été ramenée à sa plus simple expression, à savoir un seul film, Behemoth, du Chinois Zhao Liang.

TEXTE Jean-François Pluijgers, À Venise

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