L’un des symptômes de dégénérescence d’une civilisation c’est la perte de mémoire. A voir comment cette « sentinelle de l’esprit » (dixit Shakespeare dans Macbeth) est malmenée ces jours-ci, il y a de quoi s’inquiéter. Comme si la disparition programmée des témoins des deux dernières guerres mondiales ne suffisait pas -alimentant inconsciemment la crainte d’une brèche dans la digue contre l’horreur absolue, crainte matérialisée par les appels paniqués au « devoir de mémoire »-, la folie des hommes se charge de gommer au marteau-piqueur des pans entier de son Histoire. Au nom de quoi? De qui? D’un dieu qui ne tolérerait pas l’art, ce blasphème.

La Syrie et l’Irak paient ainsi un lourd tribut archéologique à cette épuration artistique. Vestiges deux fois millénaires à Hatra, statues assyriennes à Hassaka, temples romains de Palmyre… Tout ce qui détourne le regard et le coeur du Créateur est systématiquement détruit ou pillé par Daech. C’est le patrimoine commun de l’Humanité qu’on assassine, avec une désinvolture au moins aussi haute que la valeur symbolique de ces monuments qui sont le chaînon bientôt manquant de l’évolution de notre espèce et qui, comme le rappelait dans Le Monde Hosham Dawod, ancien directeur de l’Institut français pour le Proche-Orient en Irak, « rassemble les Irakiens au-delà de leur particularisme, local, régional, confessionnel« . Un écho assourdissant au dynamitage des bouddhas de Bamiyan par les Talibans en 2001.

L’objectif est clair: reconditionner les consciences en effaçant les traces d’une Histoire officielle qui fait de l’ombre à la charia. Faute de pièces à conviction, les événements du passé sont sujets à caution et à détournement. Quand elle n’est pas contaminée par des dogmes rigides, la mémoire est poreuse: il faut trois tonnes de preuves pour obtenir un gramme de certitudes. Supprimer les premières, c’est saper les secondes. D’ici deux ou trois générations, voire avant, le vide créé par les destructions aura cédé la place à l’ignorance, et l’ignorance aux thèses révisionnistes. Pour prendre la mesure de ce qui se passe aux portes de l’Europe, c’est un peu comme si des enragés s’en prenaient au David de Michel-Ange et se mettaient à lézarder toutes les toiles de la Renaissance…

Le grand vacuum ne menace pas que les charnières de la civilisation. A une échelle plus triviale, la modernité nous condamne aussi à une forme d’oubli accéléré. Sans atteindre le niveau de préjudice des saccages évoqués, les nouvelles technologies renvoient aux oubliettes des objets, des gestes et des pratiques usuels qui définissent un mode de vie et sa texture par le simple fait de les rendre obsolètes. Le phénomène s’accélère, au point que des banques de données pour collationner tous les sons en voie d’extinction ont vu le jour. Comme le Museum of Endangered Sounds qui laisse à la postérité les bruits de la cassette VHS, du tamagotchi ou du modem ADSL, ces antiquités des années 80 et 90.

Et quand ce n’est pas par le vide, c’est par le trop-plein que la société numérique menace d’étouffer la mémoire. En absorbant tout et n’importe quoi à coup de téraoctets, le disque dur interne ou externe ne renferme plus qu’une bouillie informe qui annihile toute capacité de jugement.

La crainte d’une amnésie collective transpire d’ailleurs dans les films et romans. Soit frontalement (comme dans Timbuktu) soit par le biais de la métaphore d’Alzheimer. En filigrane de Still Alice, qui raconte la déchéance intime d’une malade (lire page 19), ou du roman Ma Mémoire assassine, confessions d’un tueur en série rattrapé par une éclipse (lire page 35), c’est la même question qui revient: comment fait-on pour vivre sans l’empreinte du passé, sachant qu’elle est le ciment de notre humanité? Dépossédé de cet héritage, l’Homme est condamné à errer sans but dans le présent. Autant s’en souvenir avant qu’il ne soit trop tard…

PAR Laurent Raphaël

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