JULIETTE BINOCHE CAMPE UNE GRANDE BOURGEOISE EXTRAVAGANTE DANS MA LOUTE, LE FILM QUI, TROIS ANS APRÈS CAMILLE CLAUDEL 1915, CONSACRE SES RETROUVAILLES AVEC BRUNO DUMONT.

« Juliette est allée très loin dans sa composition. » On doit à Bruno Dumont, le réalisateur de Ma loute, cette expression euphémique. Et de fait, la Aude Van Peteghem qu’y incarne Juliette Binoche est de ces personnages qui frappent les esprits, grande bourgeoise du début du XXe siècle portant à leur paroxysme ses deux attributs majeurs, l’extravagance et le snobisme. Le ridicule ne tue pas, il est vrai, ou alors à petit feu, et l’actrice s’y complaît pour le coup sans retenue, signant une performance qui, si elle met les nerfs des spectateurs à rude épreuve, n’en est pas moins marquée du sceau d’un incontestable panache. « Je me suis donnée à fond, opine-t-elle, alors qu’on la retrouve, tout sourire, au lendemain de la projection cannoise du film. Pour moi, l’idée était qu’il y ait des émotions à l’arrière-plan du personnage et d’aller au bout des fantasmes, de la folie et des non-dits de cette famille. Après, c’est surtout une question de volume. Bruno m’a poussée afin que j’occupe l’espace. Alors que ma tendance naturelle est de laisser la caméra venir vers moi, il m’a incitée à provoquer Valeria (Bruni Tedeschi) et Fabrice (Luchini). « 

Exprimer la vie

« J’ai toujours été ouverte à des expériences différentes », poursuit Juliette Binoche. Et le goût du risque est assurément l’un des moteurs de son parcours, disposition donnant à sa filmographie des contours hétéroclites, elle que l’on a vue récemment devant la caméra de David Cronenberg (Cosmopolis) comme chez Olivier Assayas (Sils Maria) ou Isabel Coixet (le dispensable Personne n’attend la nuit), tentant au passage le grand écart entre blockbuster (Godzilla, de Gareth Edwards) et premier film (L’Attesa, de Piero Messina). Quant à Bruno Dumont, la comédienne l’avait déjà « pratiqué » à la faveur de Camille Claudel 1915. « Nous nous entendons très bien, travailler avec lui est vraiment facile. Bruno n’est pas du genre à beaucoup s’exprimer après une prise, il préfère passer directement à la suivante. Je sais que Fabrice et Valeria souffraient de ne pas avoir de retour ou de commentaires, mais moi, cela me convient, j’aime bien enchaîner. Et Bruno a l’oeil: il sait voir ce qui est à l’oeuvre, et je me sens en confiance… »

De leur première expérience commune, Dumont explique avoir conçu que l’actrice pouvait absolument tout faire -et jusqu’à Aude Van Peteghem, donc. Pour nourrir celle-ci, Juliette Binoche s’est inspirée de la comédienne Céline Sorel, pour qui l’extravagance n’était pas un vain mot, mais aussi de son observation de la bourgeoisie française. « Et puis, j’ai pris du plaisir à manier l’humour et l’ironie, et à me moquer de moi comme actrice tragique ou dramatique… » Constat en appelant un autre: « Dans chaque chose que j’entreprends, j’essaie de trouver une nouvelle liberté d’expression. Avec le temps, avoir l’air ridicule m’effraie moins, et c’est libérateur. Il faut être sincère, et laisser advenir ce qui doit sortir. »

Et de s’arrêter à ce qui constitue, l’air de rien, l’essence du jeu à ses yeux: « J’apprécie par-dessus tout essayer de trouver la vérité de quelqu’un. J’aime observer, que ce soit moi ou les autres, afin de cerner quelque chose de notre condition. » Soit une perspective inépuisable, que vient enrichir chaque nouveau projet: « Comme pour le vin, plus l’on a vécu, mieux c’est. Des parfums n’émanent de la conscience ou de l’inconscient qu’avec l’expérience de la vie. Certaines personnes disent que l’on se répète, et qu’on reproduit nos habitudes de jeu, mais je ressens exactement le contraire. J’ai l’impression que plus je joue, plus je me purifie de mon apprentissage, comme si je pelais des couches d’éducation… » Que la mise à nu prenne, comme dans Ma loute, un tour grotesque n’est certes pas pour lui déplaire: « Dans toute forme d’expression artistique, il y a la notion de transposition: c’est la vie, sans l’être vraiment. On la recrée, et quand on force un peu, si c’est sincère, on y croit. Et quand on l’amplifie, elle peut être envisagée de manière différente, et s’insinuer en nous de sorte que nous pouvons rire mais aussi être touchés. Les premiers films que j’ai vus étaient des courts métrages de Charlie Chaplin, et s’ils sont profondément gravés en moi, c’est parce que je pouvais rire aux éclats tout en étant en larmes. C’est un moyen extrêmement fort pour exprimer la vie… »

RENCONTRE Jean-François Pluijgers, À Cannes

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