SONDANT LES DÉRIVES IMMOBILIÈRES CONSÉCUTIVES À LA CRISE DES SUBPRIMES, RAMIN BAHRANI SIGNE AVEC 99 HOMES UN CINGLANT THRILLER SOCIÉTAL OÙ LE RÊVE AMÉRICAIN DORÉ À POINT SOUS L’IMPLACABLE SOLEIL DE FLORIDE VIRE AU CAUCHEMAR ÉVEILLÉ ET DÉSHUMANISÉ.

Trop longtemps confiné au strict landerneau d’un cinéma indépendant engagé et « social », Ramin Bahrani (Man Push Cart, Chop Shop) se revendique aujourd’hui de Martin Scorsese, Oliver Stone, Roman Polanski, Sidney Lumet ou Alan J. Pakula. Avec 99 Homes (lire la critique page 22), Grand Prix du dernier festival de Deauville, le jeune quadra américain de parents iraniens signe en tout cas son oeuvre la plus ambitieuse, et sans doute la plus accessible, à ce jour, sans jamais rien sacrifier de sa fibre humaniste ni de son exigence d’auteur. Cruel conte moral doublé d’un implacable thriller sociétal où un promoteur immobilier peu scrupuleux tire profit des expulsions exigées par les banques ayant concédé trop de prêts sans garantie, le film lève le voile sur le revers malade du rêve américain tel que porté aujourd’hui à incandescence binaire par un Donald Trump: « Winners aren’t losers. » C’est aussi bête que cela. Et devant la caméra de Ramin Bahrani, ça fait peur. Très peur, même.

D’où est né ce besoin impérieux de filmer l’Amérique socialement fracturée par la crise des prêts hypothécaires à risque de 2007?

Le contexte économiquement troublé de ces dernières années m’a amené à faire beaucoup de recherches sur le sujet et ses conséquences immobilières. J’ai commencé par lire compulsivement, chez moi à New York: des centaines d’articles, des interviews, des livres… Puis je me suis rendu en Floride, l’un des Etats les plus durement touchés par la crise outre-Atlantique, où la saisie immobilière est devenue un véritable sport national. J’y ai provoqué toute une série de rencontres sur le terrain, notamment avec une avocate spécialisée dans les affaires de fraudes qui m’a guidé dans mon travail d’investigation. Nous avons par exemple passé du temps dans ce qu’on appelle là-bas un « rocket docket » (littéralement une « cour fusée »), à savoir un tribunal légal adepte d’un type de procédure éclair qui permet d’expédier les affaires de saisies à la chaîne. Il est possible d’y être dépossédé de sa maison en 60 secondes chrono! Je me souviens d’un homme se présentant un jour avec un interprète devant le juge. Ce dernier lui a simplement demandé depuis combien de temps il vivait aux Etats-Unis. Le type a répondu: « Cinq ans. » Le juge en a conclu que s’il n’avait pas réussi à apprendre l’anglais correctement durant cette période, c’est qu’il ne méritait sans doute pas de continuer à y vivre: il a fait claquer son marteau, et est passé au suivant.

Cette édifiante réalité trouve un écho particulièrement sordide sous le soleil de Floride…

La crise des subprimes a mis le monde entier sens dessus dessous, mais l’explosion de la bulle immobilière fut la plus violente au coeur de quatre épicentres américains: la Californie, le Nevada, l’Arizona et la Floride. Avec sa lumière aveuglante, ses palmiers, ses parcours de golf, ses retraités bon teint, cette dernière s’est très vite imposée à moi, dans la mesure où sa surface lisse et clinquante semble de prime abord tout à fait imperméable à la misère ou à la tragédie. J’ai ainsi passé du temps dans les motels de la Highway 142 qui mène à Disney World et où, à l’ombre de cette Mecque de la féérie consommable, des familles de la classe moyenne expropriées s’entassent par grappes entières avec leurs gosses au milieu des prostituées et des escrocs…

A l’arrivée, le drame humain se double devant votre caméra de ressorts de cinéma de genre…

La forme du film découle directement des recherches que j’ai menées en Floride. La corruption y est infinie, toute la chaîne qui mène de l’Etat aux agents immobiliers en passant par les banques et les tribunaux est pervertie et pourrie. J’étais parti dans l’idée de réaliser un drame social mais tout, là-bas, semblait m’indiquer que le thriller était en fait la forme la plus appropriée pour rendre compte de cette réalité. Vous savez, chacun des agents immobiliers que j’ai rencontrés en Floride portait un flingue sur lui. Pas un seul ne se déplaçait sans. Ils savent très bien que derrière chaque porte des maisons à saisir se trouvent des hommes désespérés et en colère qui ont tout perdu. Ils n’ont pas choisi d’expulser ces gens, et ce n’est absolument pas leur boulot à la base. Ils vivent en permanence tenaillés par l’angoisse, fument des joints la nuit pour oublier ce qu’ils font le jour, ne trouvent pas le sommeil…

Comment finance-t-on un film aussi ouvertement critique envers le système?

On n’est pas très loin non plus d’une dynamique de film de gangsters: un mentor, ici incarné par Michael Shannon, initie un jeune et innocent apprenti, joué par Andrew Garfield, à tout un univers de corruption. L’ambivalence de leur relation est le véritable coeur battant du film. J’avais bétonné mon scénario et reçu l’accord de ces deux excellents acteurs. Ces éléments combinés m’ont à vrai dire permis de trouver assez facilement les fonds nécessaires. Il faut savoir qu’on parle ici d’un film budgétisé à moins de dix millions de dollars…

Michael Shannon est un acteur assez unique en son genre, aussi à l’aise du côté des blockbusters que du cinéma indépendant…

Pour moi, Michael fait tout simplement partie du top 5 des meilleurs acteurs actuels. J’étais enchanté qu’il accepte de tourner dans le film. Quand je me suis rendu chez lui, dans le quartier de Red Hook à Brooklyn, pour discuter de son rôle, c’était l’été et il était au bord de l’eau, le teint magnifiquement halé, entouré de ses deux splendides gamines. L’espace d’un instant, j’ai eu l’impression de voir un dieu, une espèce d’Apollon, descendu en droite ligne du soleil. Sérieusement (sourire). Et je me suis dit: « Pourquoi ne l’a-t-on jamais montré à ce point charmant et séducteur à l’écran? » J’ai alors remodelé son personnage d’agent immobilier véreux dans ce sens: un beau mirage encostumé. Quand le tournage a débuté, je l’envoyais dès que possible se dorer la couenne sur le toit de l’hôtel, et je l’obligeais à prendre des photos de ses jambes chaque jour pour attester de l’évolution de son bronzage.

Pour autant, vous lui assignez à nouveau l’un de ces rôles de bad guys auxquels il commence tout doucement à sembler abonné…

Si Michael incarne un puissant antagoniste dans le film, le véritable méchant de l’histoire est le système lui-même. Cet homme ne fait pas le bien, certes. Mais comment le blâmer? Certains de ses arguments sont très convaincants. Il comprend les rouages de l’univers profondément vicié dans lequel il évolue et apprend à s’en servir à son avantage plutôt qu’à en devenir la victime. Mais laissez-moi plutôt vous expliquer à quel point il est un formidable acteur (sourire). Parce que vraiment, en termes de jeu pur, Michael me fait penser à une espèce de machine à sous gagnante à tous les coups dans le grand casino que constitue à bien des égards le tournage d’un film. Il vous suffit de mettre un jeton et il en sort systématiquement de l’or en barre. Concrètement, nous devions tourner cette scène-clé où Michael doit convaincre Andrew de se lancer dans une expropriation malgré ses réticences. Nous avons fait une première prise, et honnêtement elle était bonne. Mais il me semblait qu’il manquait quelque chose: pas dans l’interprétation mais dans la manière d’amorcer le speech. Michael m’a dit: « Pas de problème, on la refait. » Et sans prévenir, il a ajouté cette phrase au début de la prise: « Quel homme sain d’esprit ne préférerait-il pas oeuvrer à trouver un foyer à quelqu’un plutôt qu’à l’en expulser? » Cette phrase, je l’ai immédiatement reconnue, c’est un agent immobilier amer que nous avions tous les deux rencontré des mois auparavant qui nous l’avait débitée telle quelle. Michael l’a ressortie d’instinct. Et ça, vraiment, c’est la marque des tout grands acteurs.

Un autre moment-clé du film montre le personnage joué par Andrew Garfield couché par terre dans la nouvelle maison qu’il a pu acheter en pratiquant lui-même des saisies immobilières, le reflet de la piscine semblant l’envelopper en individu noyé par ses propres choix de vie…

Oui, il est noyé moralement et émotionnellement. Mais ce plan illustre également une expression très spécifique en anglais. Un prêt hypothécaire « underwater », ou sous-marin, est un prêt dont le solde est soudainement devenu supérieur à la valeur marchande de la propriété elle-même. Ce type de situation est devenu très courant suite à l’explosion de la bulle immobilière et à l’effondrement du marché du logement en 2007.

Cette symbolique formelle se double sur le fond d’une dimension mythologique voire même biblique qui part de Faust pour remonter jusqu’à l’arche de Noé…

En acceptant de s’associer avec ce promoteur immobilier, le jeune père aux abois joué par Andrew Garfield passe un pacte avec le Diable, c’est un fait. Quant au Déluge, il est en effet évoqué en filigrane dans cette scène où il est dit qu’il n’y a de la place que pour 1 % d’entre nous sur l’arche du salut, les pauvres âmes restantes étant appelées à sombrer. Façon aussi de relier le récit à ce slogan popularisé par le mouvement Occupy Wall Street, et inspiré par la réflexion sur les inégalités de l’économiste nobélisé Joseph Stiglitz, qui donne son titre au film: « Nous sommes les 99 %. » Aujourd’hui, un seul pourcent, indécemment riche et influent, de la population mondiale a détourné à son profit l’essentiel des bénéfices de la globalisation, laissant tous les autres dans l’anxiété et l’insécurité… Quoi qu’il en soit, 99 Homes relève à bien des égards de la fable, et adopte d’ailleurs une structure cyclique proche d’une boucle. Le début et la fin se répondent et, à vrai dire, chaque élément de la première partie du film trouve un écho dans la seconde, le coeur même du récit consistant dans la première expulsion menée par le personnage d’Andrew. Je n’avais jamais écrit un scénario aussi rapidement auparavant: l’ensemble m’est apparu d’un bloc, et faisait sens de cette façon.

RENCONTRE Nicolas Clément, À Deauville

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