CADRAN ROTATIF DE TÉLÉPHONE VINTAGE, DODÉCAÈDRE MYSTIQUE, MACHINE MORSE ET MASQUE TRIBAL NARGUAIENT LA SACRO-SAINTE MANETTE DE JEU LORS DE LA DERNIÈRE GAME DEVELOPERS CONFERENCE DE SAN FRANCISCO. EXPLICATIONS EN DIRECT DE L’ÉVÉNEMENT GAMING LE PLUS CRÉATIF DE L’ANNÉE.

Les traits tirés et des valises sous les yeux, Chris Wallace range fébrilement son micro-stand de la Game Developers Conference (GDC) de San Francisco. Affairé sur l’espace de la Train Jam, l’étudiant du NYU Game Center de New York compte parmi les développeurs les plus abîmés de cette grand-messe gaming qui fait la part belle aux indés. Avant d’affronter 26 000 visiteurs pendant trois jours de salon, le jeune développeur est resté en effet 52 heures d’affilée, le nez vissé sur son clavier, pour coder un jeu vidéo low fi à bord d’un Amtrak reliant Chicago à la GDC. Soit 4000 kilomètres de rails pour une game jam traversant les Etats-Unis d’Est en Ouest.

« Je me suis retrouvé à la même table qu’un avocat d’affaires de 65 ans, dans le wagon restaurant. Il était énervé de nous voir, il pensait qu’on jouait tous sur nos laptops,sourit Chris Wallace. Mais quand je lui ai expliqué ce qu’on faisait, il est comme devenu fou. Il a commencé à nous pitcher des idées -et même des titres!- de jeux qui critiquent le monde des affaires et de la finance. Il nous a quittés en nous précisant qu’on avait de la chance d’avoir une telle influence culturelle. Je n’avais jamais vu ça. »

Embarquant 120 créateurs de jeux roulant dans un marathon créatif à bord de deux wagonsayant pour destination finale la GDC, la deuxième édition de la Train Jam jouait définitivement dans la catégorie des game jams exotiques au début de ce mois. Comme ses homologues qui clignotent partout dans le monde (y compris en Belgique, avec notamment la Monster Game Jam), l’événement demande à des petites équipes de créer un jeu sous la menace d’un chrono et autour d’un thème imposé. « Mais ne pas pouvoir se laver, être obligé de dormir assis et ne pas avoir accès aux ressources du Net sont des contraintes terribles, précise Chris Wallace. Voir des paysages incroyables défiler depuis le wagon panorama offre par contre une inspiration incroyable. »

Parmi les 50 jeux présentés sur le salon et nés de cette improbable épopée créative ayant pour thème « Sur les Rails », son Crazy Cart Chaos se profile comme un puzzle game arcade et multijoueurs souriant. Un titre indé au milieu d’autres qui défilent sous diverses bannières sur la convention. Car si Sony, Oculus, Steam et OSVR jouaient la carte de la claque technique en mode réalité virtuelle, le coeur de la GDC battait surtout au rythme du développement homebrew. Le tout via des stands de l’Independent Games Festival ou IGF (lire par ailleurs), de la Train Jam et de l’Indie Mega Boothdont on retiendra surtout la critique du système scolaire US par No Pineapple Left Behind.

Manettes en détresse

L’émulsion créative ludique qui transpirait également lors de soirées mélangeant gaming et clubbing (notamment la Wild Rumpus et la POW X4qui accrochait DJ Q Bert en tête d’affiche) passait toutefois un nouveau cap cette année. En pleine remise en question notamment via la voie de l’introspection avec That Dragon Cancer ou Coming Out Simulator, le jeu vidéo indé repensait ainsi ses sacro-saintes manettes via une quinzaine d’exemples sur le stand d’Alt.Ctrl.GDC.Ou comment oublier le semi-échec du motion gaming dont les Kinect, PlayStation Move et manettes Wii s’empoussièrent…

Assemblé à la hâte avec des objets trouvés dans le wagon bar de la Train Jam, le Tank Top de Jerry Belitch se joue ainsi via deux joysticks « custom », construits avec des petites bouteilles de vin de voyage gentiment cédées par des passagers. Un saut de glace, surmonté d’un pot de savon lui-même coiffé d’un gobelet de café couronné d’un bouton Start. L’assemblage hétéroclite construit avec les moyens du bord s’enroule de LED faisant office d’écran de jeu primitif à 360 degrés. L’ensemble à la fois hébergé par Alt.Ctrl.GDC et par la Train Jam force le respect, d’autant qu’il se pratique sans déraillement, à deux joueurs, comme un jeu de tir aux graphismes ultra minimalistes.

« J’ai fait tourner un studio de développement d’apps pendant un an. On essayait tant bien que mal de recréer des sensations réalistes et agréables de boutons sur des écrans plats. J’en ai eu marre. C’était horrible,précise Jerry Belitch, aujourd’hui game designer free lance. Pour me soigner, je travaille désormais sur des affichages ultra basse définition composés de LED et de périphériques primitifs. » Le créateur, qui réalise également des installations multimédia, présentait aussi A.F.T.E.R.G.L.O.W. sur l’espace d’Alt.Ctrl.GDC. Derrière cet acronyme qu’on évitera de détailler, une mallette de la Guerre froide abritant un cadran rotatif de téléphone et un anneau de LED lui correspondant. Ce dernier affiche temporairement des missiles en approche, à condition de composer le zéro. Chaque numéro du cercle mécanique tire un obus défensif dans la direction voulue.

« J’aime démonter des vieux téléphones à cloche, notamment des Model 500 des années 50. Leur cadran rotatif m’a complètement fasciné. A.F.T.E.R.G.L.O.W. est né de là », poursuit Belitch, tout en imprimant promptement sa carte de visite sur un ticket de caisse. Pas facile à prendre en mains, sonshooter stratégique ne convainc pas moins Marc Lavigne, l’organisateur de Zoo Machines, qui l’invite à son festival à Lille. Problème en vue à la douane? « Je n’y crois toujours pas poursuit Jerry Belitch. J’ai pu monter avec cette valise dans l’avion qui m’emmenait de Minneapolis à Chicago. »

Remontant plus loin encore vers le passé, What Hath God Wrouth démontre que le martellement de boutons sur joypad n’a pas été inventé par Street Fighter. Impulsion brève, impulsion longue. Le jeu steampunk demande de reproduire un code morse à l’aide d’un télégraphe antique customisé par Mike Lazer Walker (son vrai nom!). « Je me suis inspiré de Wired Love, une histoire d’amour trash entre deux opérateurs écrite au XIXe siècle par Ella Cheever Thayer »,note le développeur new-yorkais d’applis iOS qui verse dans le jeu indé à ses heures perdues.

« A force de dialoguer de plus en plus rapidement, de ne réfléchir qu’en point et en espace, on a l’impression d’apprendre une langue étrangère. Cette expérience est une connexion entre le XIXe siècle et notre époque. » Littéralement traduisible par Quelle est l’OEuvre de Dieu, le titre renvoie au premier message morse transatlantique de l’Histoire. Dextérité obligatoire. A faire rougir le plus doué des pro gamers.

Les joueurs sont tombés sur la tête

Mu par l’irrépressible envie de passer du virtuel au réel, le showfloor dédié à Alt.Ctrl.GDC prenait également une tournure tribale avec le travail de Sam Sheffield. Cet enseignant en arts média de l’Université de Baltimore y brandissait ainsi Hexed Heart, poupée vaudou dont on tourne les membres (des vis). Le tout pour lui imprimer une série de figures imposées à l’écran, de plus en plus complexes et dans un temps imparti. Déjà exposée au Game Science Center de Berlin, cette interface ensorcelée s’accompagnait également du masque cubique d’HOMIES (My Homunculi). Bouche, nez, oreilles et oeil y font office de boutons de manette. Une fois enfilé, l’accessoire demande de reproduire des séquences de pression de plus en plus complexes affichées par l’écran de jeu. On pense à l’antique Simon. Et on découvre littéralement un autre visage.

« Porter un masque dans un jeu vidéo se résume aujourd’hui à de la réalité virtuelle. Je veux également proposer une expérience immersive au joueur. Mais quelque chose qui ne le coupe pas totalement de la réalité », sourit Sam Sheffield. Second masque -en forme de tête de loup cette fois-, Wolfgang demande à son porteur d’hululer en suivant une partition à l’écran qui demande d’incliner la tête sur trois niveaux. « Ce travestissement renvoie aux deux significations primaires du jeu. Celle du gaming et celle de la comédie. Sans cet accessoire, personne n’oserait crier devant tout le monde comme un loup. Il permet d’explorer des personnages différents. Les interactions sociales sont au coeur de mon travail. J’aimerais bien en tirer un acte plus collectif à l’avenir. »

Déclencheur de fous rires à quatre joueurs et mise en abîme vertigineuse du joypad, Deluxe Turbo Racing 360 résonnait comme un écho à ce voeu sur le stand d’Alt.Ctrl. GDC. Ce jeu de course transformait en effet les manettes de la console de Microsoft en objet que l’on dirige tant bien que mal à distance. Technique? Gérer au mieux l’intensité des deux moteurs vibratoires de chaque joypad pour les faire avancer au fil de courses, de luttes sumo et de capture de drapeau.

« D’un côté le jeu vidéo indépendant explose, c’est un fait. Mais les manettes de jeu restent encore trop conventionnelles. L’industrie des jeux vidéo triple A nous formate à utiliser le couple clavier/souris et les manettes PlayStation ou Xbox », prévient Alan Zucchoni. « J’aimerais casser cette tendance, le gaming indé devrait déteindre sur les manettes. » Avec son Dodecaledron, le développeur italien basé à Londres illustre à merveille son manifeste. Chacune des douze faces de ce dodécaèdre détecte ainsi les mains du joueur qui glissent tout autour de cette boule pour activer divers réacteurs et missiles d’un vaisseau apparaissant sur un écran de jeu. « Presser sur des boutons n’est pas une manière naturelle de contrôler les choses, j’ai donc essayé de créer quelque chose de plus naturel, organique. » Plus de sensualité dans le gaming: pas forcément une mauvaise idée.

TEXTE ET PHOTOS Michi-Hiro Tamaï, À San Francisco

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