FIN DES SEVENTIES, LES LOUSTICS D’AKSAK MABOUL FUSIONNENT DANS UN AUTRE COLLECTIF ZAZOUBRUXELLOIS, LES TUEURS DE LA LUNE DE MIEL. LA PARUTION D’UN ALBUM INÉDIT DES PREMIERS RAMÈNE INDIRECTEMENT AU GÉNIE DESTROY DU MENEUR DES SECONDS, FEU YVON VROMMAN.

« A Boitsfort, le public nous a jeté une bouteille de bière, j’ai répliqué en balançant un bac entier. Après, Vincent (Kenis, ndlr) est venu me dire: « Tu exagères quand même. » Le rock en concert, je trouve cela très triste, sauf quand la musique est exceptionnelle, comme celle de Captain Beefheart. A Zürich, un punk m’a dit: « Toi, on t’aime trop, on va te tuer. » » Pas la peine, le jeteur de bac de bières, chanteur et leader des Tueurs, est mort le 6 septembre 1989. A 40 piges. Les phrases d’intro ci-dessus datent de quatre ans auparavant, lorsque, journaliste junior, on accueille l’animal, grimaçant et roublard, devant des boissons fermentées (1). Pas très grand, allure chiffonnée, cheveux au sécateur, Yvon est une trogne qu’aurait aimée le casting moyenâgeux du Nom de la rose. Mais pas seulement, comme l’explique un ancien Tueur, Gérald Fenerberg: « Je devais avoir 20 ans, vers 1975, à un meeting politique de l’ULB: débarquent deux mecs et deux filles qui commencent à faire un « free » de tous les diables. La salle s’est vidée en un clin d’oeil, Yvon avait débarqué (sourire). Une autre fois, alors qu’on commençait un nouveau groupe, il s’est invité sur scène et a joué du sax. Le pire, c’est qu’en réécoutant les bandes, il était dans le bon. En fait, il fixait le hasard et les erreurs, et jouait de tout, y compris de la ramassette. Il avait un côté anthropologue. »

Septembre 2014, personne ne semble fêter le 25e anniversaire de la disparition du chanteur, poète, graveur, compositeur, performer culotté. Né au Congo en 1949, pays qu’il a habité jusqu’à ses douze ans. Dans ce café d’Ixelles, Fenerberg donc, Jean-François Jones Jacob, et Vincent Kenis, tous passés par l’aventure des Tueurs de la lune de miel, se rappellent du camarade Vromman. Il y a d’abord les anecdotes au rayon surréaliste, ainsi cette entrée sur scène où Yvon s’est fait le bras armé de James Bond, le faux flingue parodiant le Machine Gun d’Hendrix (2). Puis il y a la section -assez fournie également- dite du gnome éructant. L’un de nos interlocuteurs désirant conserver l’anonymat explique comment il lui arrivait de plonger les mains dans les oreilles d’Yvon, « qui se lavait peu« , pour que la substantielle substance jaunasse en garnissant alors ses doigts permette un jeu disons plus fluide. Mais il en va de l’anecdote vromannienne comme de l’aphorisme biblique: sans que tout cela soit rigoureusement prouvé, le récit épicé contribue à la légende.

Stone & Charden

Histoire de comprendre ce foutoir, flash-back. Début 1977, Aksak Maboul réalise un album pour Kamikaze, épisodique label de Marc Moulin, jazzman et producteur radio déjà renommé. Baptisée Onze danses pour combattre la migraine, la chose dénote entre le punk émergeant et les charts squattés par Rod Stewart ou The Eagles. Maboul bourlingue des musiques enfantines, déroutées par le jazz, Satie revu sous hypnose Tangerine Dream et de brusques accès de scorbut vocal. Les choses se radicalisent sur un second disque (Un peu de l’âme des bandits) où le noyau Marc Hollander/Vincent Kenis est rejoint par les Anglais de Henry Cow et la guitare-ponceuse de Fred Frith. La scène bruxelloise alors réduite à une chaîne de cafés et de MJ, les Maboul croisent inévitablement les Tueurs. Collectif fondé à l’adolescence par Vromman du côté de Ganshoren, il s’inspire du titre d’un classique hollywoodien (3) et s’acharne à respecter le motto d’Yvon: « Casser toutes les conventions, mais avec méthode! »

Pratiquement, leur premier album, Spécial manubre (1977), est un happening réglé à coups de reprises massacrées (Brassens) et de délirantes fanfares, ainsi Les Petits oiseaux, 7 minutes 35 de déconnade free emmenées par Yvon en Ornette Coleman de bastringue… Lorsque les deux entreprises fusionnent sous le patronyme mielleux, c’est aussi sous la haute direction musicale de Vromman, amateur syncrétique d’Albert Ayler et de Charles Trénet. C’est d’ailleurs en reprenant à l’été 1981 le Nationale 7 du poète aux yeux roulants que ce groupe jusque-là plutôt marginal décroche une résonance internationale, de l’Allemagne au Japon. A propos desquels Yvon rappelait à juste titre « qu’ils étaient déjà alliés en 1940, je ne vois pas pourquoi cela changerait maintenant« . Entretemps, au quintette constitué d’Yvon, Marc, Vincent, Gérald et Jean-François, tous essentiels dans l’identité musicale collective, s’est ajoutée une 1) fille 2) jolie 3) blonde 4) française 5) fiancée de Marc. « C’est Yvon qui a embauché Véronique Vincent, avec un peu l’idée de jouer à la belle et la bête, Véronique étant un faire-valoir dans un pseudo-duo à la Stone & Charden. »

Miss Vincent, qui sort aujourd’hui l’album inédit d’Aksak Maboul (voir encadré), se rappelle comment elle a été embauchée par Yvon: « Il avait écrit Histoire à suivre et m’avait demandé, initialement, de faire les choeurs. J’ai la voix de tessiture moyenne, mais lui, avait ce fantasme à la Birkin… » Quant à la belle et la bête, cela ne s’est pas fait du tout de manière volontaire, explique la toujours belle Véronique, qui refuse d’être photographiée: « Moi, sans sortir du Couvent des oiseaux, j’étais une fille bien élevée (sourire), lui était assez grossier, pas très soigné sur lui, mais férocement drôle. Yvon était despotique mais on s’est terriblement marré, des années de bonheur… » Lorsque les Tueurs de la lune de miel font la couverture du NME en mai 1982, rareté absolue pour des Belges, c’est Véronique qui apparaît au premier plan. Derrière elle, l’ombre anonyme d’un mec au chapeau. D’une certaine manière, c’est le symbole d’une époque où la beauté d’une fille séduit davantage que les gargouilles d’un chanteur qui n’est pas Brad Pitt. Marc Hollander: « Yvon n’a rien dit mais il n’a peut-être pas vraiment apprécié la chose…  »

En panne

Jean-François Jones Jacob précise: « Yvon était très fier de ses études de maître graveur réalisées aux Beaux-Arts à Bruxelles: d’ailleurs il m’a bassiné pour que j’en fasse, de la gravure, ce qui m’a amené à la peinture. Pour vivre, Yvon vendait ses gravures partout, dans les cafés ou chez le dentiste, sans jamais passer par le milieu de l’art. » Début des années 80, Saint-Gilles et Ixelles sont encore des biotopes urbains pour contre-cultureux de l’après-68. C’est là où le Vromman trimballe sa silhouette de Zorro cherchant l’aventure. Vincent Kenis: « Yvon a été l’un des premiers écolos, un mec d’extrême-gauche, militant anti-raciste. »

L’alcool arrose généreusement le quotidien, rythme les virées d’Yvon qui se met aussi à l’héroïne: on est au milieu des années 80 et Les Tueurs tombent en panne. Après une tournée japonaise à Noël 1984 où Véronique refait à nouveau la Une -en particulier d’un magazine appelé Focus…-, les Tueurs vont peu à peu se dissoudre. Moins par problème d’égo-star que par les incertitudes créatives d’Yvon, accro à un cocktail de médocs, d’héroïne et d’alcool. Dérive défoncée fatale avant la fin de décennie. Marc Hollander: « Les Tueurs n’ont jamais fait de troisième album, aussi parce que les nouvelles chansons d’Yvon n’étaient pas vraiment à la hauteur des précédentes. » Drôle d’histoire frustrante, mais il reste du Vromman à redécouvrir dans les disques des Tueurs. Et dans une forme de belgitude juteuse, en route bien avant une quelconque mode.

(1) L’INTÉGRALITÉ DE L’INTERVIEW EST LISIBLE SUR LE SITE DE FOCUS.

(2) EN BONUS SUR LA RÉÉDITION DE SPÉCIAL MANUBRE.

(3) THE HONEYMOON KILLERS, FILM DE LEONARD KASTLE, 1970.

TEXTE Philippe Cornet

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content