JEUX SANS FRONTIÈRES

Vincent Segal et Ballaké Sissoko

DANS UN PAYSAGE MUSICAL DE PLUS EN PLUS ÉCLATÉ, QUEL EST ENCORE L’INTÉRÊT D’UN LABEL? COMMENT RÉUSSIR À LE FAIRE VIVRE EN 2016? EXEMPLE AVEC NO FORMAT!, SUCCESS STORY PARISIENNE QUI A FAIT DE LA CURIOSITÉ SA MARQUE DE FABRIQUE.

Rue Beautreillis, dans le quatrième arrondissement. Derrière la porte cochère de l’hôtel particulier, une cour en pavé, tranquille. Et dans un coin, un minuscule local-atelier. Une cellule monacale presque: deux chaises, pas une de plus. Bienvenue dans l’antre de Vincent Segal… C’est ici que le violoncelliste vient travailler au quotidien. Né dans le classique, le presque quinqua (en avril prochain) a la bougeotte. On l’a vu dans la chanson (M, Jeanne Cherhal, etc.), la pop internationale (Sting, Costello), l’électro (le duo Bumcello) et même le rap (Oxmo Puccino). Le genre de musicien pour qui les étiquettes sont faites pour être décousues. « J’aime le voyage, les rencontres qui y sont liées. Et comment elles m’amènent à développer une certaine manière de jouer… »

Ce n’est pas un hasard s’il est devenu l’un des piliers de No Format!. Rien que le nom du label, pour qui il a publié déjà quatre projets, est un manifeste en soi: ici, les frontières musicales sont faites pour être dépassées. Lancée en 2004, l’enseigne française est une véritable énigme, presque une exception culturelle. Il fallait être en effet un peu inconscient pour démarrer une maison de disques à l’heure où l’industrie était en train de s’écrouler, laminée par la nouvelle donne numérique. Pourtant, dix ans plus tard, No Format! est toujours là. Mieux: il a réussi à construire une identité, une véritable ligne éditoriale, ainsi qu’une économie propre.

Dès sa première référence, No Format! jouait les francs-tireurs: composé et enregistré en six jours, Le Dogme des VI jours est totalement improvisé, quelque part « entre free jazz etspoken word« . Pas de quoi inquiéter les rois du Top 50… Certes. Les partis pris n’empêchent toutefois pas de trouver un large public. L’une des dernières arrivées, la chanteuse Ala.ni, a trouvé assez facilement les chemins des ondes radio. Et quand (Chilly) Gonzales réalise sa plus grosse vente, c’est sur No Format! qu’il l’enregistre, avec son Solo Piano (pas loin de 100 000 exemplaires écoulés dans le monde). L’autre « hit » du label étant Chamber Music. Soit la rencontre entre la kora du Malien Ballaké Sissoko et le violoncelle de Vincent Segal.

Les vertus de la gourmandise

Aujourd’hui, c’est avec Koki Nakano que Segal publie un nouveau disque. Premier album du jeune pianiste japonais de 28 ans, Lift est ancré dans le classique, tout en lorgnant vers le jazz ou la pop. Un nouvel exercice d’équilibriste donc. D’autant plus avec la barrière de la langue… « Je n’aime pas trop quand on dit que la musique est un langage « universel ». Cela ne veut pas dire grand-chose. Par contre, une culture existe d’abord et avant tout dans une espèce de transmission. Par exemple, dans ce cas-ci, notre bagage commun lié à la musique classique européenne, de Bach à Beethoven en passant par Bartok, etc. C’est ce qui nous a permis de communiquer, de parler au final le même langage. »

Cela fait un an et demi que Koki Nakano est installé à Paris. Auparavant, ce fan des expérimentations électroniques des labels Warp ou Brainfeeder a étudié la musique classique et la composition à Tokyo. C’est en entendant le Solo Piano de Gonzales qu’il découvre No Format! Et réalise qu’il y a moyen d’ouvrir la trame classique, sans la transformer forcément en soupe variétoche. Et que le mélange de styles n’implique pas forcément les concessions. Quand il se retrouve à donner un récital à la Maison de la culture du Japon à Paris, sa manageuse invite donc Laurent Bizot, patron de No Format! « On lui a demandé s’il pouvait éventuellement confier mes partitions à Vincent Segal. » Le projet est lancé. « La carrière de Vincent, la manière dont il traite les musiques, sur un même pied d’égalité, est exemplaire de la direction artistique que je voulais prendre. »

Avec Lift, Nakano entendait donc bien profiter de la liberté offerte par No Format! pour sortir le classique de ses rails. « Comme le nom l’indique, il n’y a pas de format préétabli, mais il y a bien une couleur propre au label. Peu importe le genre, il garantit une certaine qualité, qu’il propose à une jeune génération ouverte aux mélanges. Si mon disque peut bénéficier de cette marque de fabrique, c’est un honneur. »

Dans la foulée, Vincent Segal avance lui une analogie qui a le mérite d’illustrer à la fois son parcours multifacettes, et la « gourmandise » de No Format!. « La musique, c’est comme la nourriture. Vous pouvez avoir envie de vous enfiler un bon sandwich, et puis à un autre moment de goûter à un dessert français raffiné. Dans mon cas, je peux jouer dans un club avec Bumcello, et vouloir faire danser de la manière la plus triviale qui soit, et puis le lendemain matin, me pencher sur une suite de Bach. » Ou enchaîner un concert avec Koki Nakano et un autre avec Ballaké Sissoko. « Ce ne sont juste pas les mêmes zones du cerveau qui travaillent, sourit le violoncelliste. Quand tu joues avec Ballaké, il faut être complètement détendu, sous peine de ne pas être dans le feeling. Avec Koki, si je me mets dans le même état d’esprit, je serai toujours en retard. »

Les invendables

Cet exercice, Segal l’a réalisé le week-end dernier, au théâtre du Chatelet. C’est là que le label a en effet organisé son mini-festival. « Ce sont juste deux soirs, mais l’air de rien, c’est vachement de boulot », glisse Laurent Bizot, le boss de No Format!. « On doit être un peu masos », rigole-t-il. Ou un peu idéalistes, c’est selon. Loin en tout cas des obsessions mercantiles des majors.

Au départ, Laurent Bizot a pourtant commencé au sein d’une grosse structure, chez Universal. « J’y ai passé huit ans en tant que juriste. Le poste d’observation idéal pour comprendre comment fonctionne l’économie de la musique, du live… Vous devez parapher un contrat de 40 pages avec un manager, où tout est passé en revue: les concerts, le digital, les clips… J’étais obligé de faire le tour des départements et de faire le naïf. » Au bout d’un moment, Bizot se voit mener son propre projet. Sans ambitions déme- surées, mais avec deux, trois marottes en tête. « Je ne m’imaginais pas devenir un jour directeur artistique chez Polydor ou Barclay. Je n’avais ni la confiance, ni la culture musicale suffisantes. Par contre, j’avais plein de petits rêves assez marginaux, que je savais modestes en termes commerciaux. » Il pense donc à fonder un label, imagine même le baptiser « Les Invendables ». « Mais c’était un peu trop connoté négativement (rires). »

L’idée, malgré tout: ne pas viser le succès commercial à tout prix, ni glisser pour autant dans le snobisme. « J’aime picorer dans plein de genres. Mais je n’ai pas ce côté boulimique que peuvent avoir certains. J’ai beau avoir un tas de fans de jazz dans mes amis, par exemple, je n’arrive pas à suivre, j’ai arrêté de lutter (sourire). Au final, ma méthode est de rester ouvert, et de m’engouffrer dans ce qui me touche. En me disant que je ne suis pas un extraterrestre, et que si cela me parle, cela peut aussi parler à d’autres. » Où la force de la proposition est donc de ne pas faire comme tout le monde, mais de proposer au contraire de la matière originale. Quelque chose comme le « marketing » de la différence.

Evidemment, monter une telle entreprise prend du temps. Notamment pour installer l’image du label. Pendant deux ans, Bizot ne se paie pas: il vit de piges comme juriste et en management pour Salif Keita. Petit à petit, No Format! réussit pourtant à imposer une certaine ligne éditoriale, en s’accrochant vaille que vaille à ses promesses de départ. « La volonté était notamment de ne pas signer dix artistes, dont un qui cartonne et finance tout le label. J’ai toujours voulu équilibrer chaque projet, pour éviter que l’on ne se retrouve dépendant d’un seul succès. Le moteur pour produire un disque est toujours le même: que j’ai envie de le faire écouter à mes amis, qu’il me fasse frissonner. Cela n’empêche pas de vouloir faire grandir les projets. Mais le but est de survivre, même si on n’a pas un Stromae dans notre catalogue. »

Slow food

On peut avancer que Bizot fonctionne un peu « à l’ancienne », privilégiant le coup de coeur au coup de poker, carburant à l’émotion plutôt qu’au montage financier. Anachronique? Si cela pouvait encore être le cas au début des années 2000, « quand il était compliqué de sortir des disques en dehors du circuit des majors », la donne a considérablement changé. Certes le Net a décimé les grosses maisons de disques, mais il a aussi permis la naissance d’une myriade de petites structures. En cela, No Format! est bien de son temps. Voir par exemple le système d’abonnement qu’il a mis en place. Un pass qui, pour 50 euros l’année, donne accès à toutes les sorties maison. « Ainsi qu’à une série d’événements, comme des petits concerts privés. On a également invité tous nos abonnés au festival de ce week-end. » En tout, ce sont quelque 800 personnes qui ont fait le pas. « Pour l’instant, on ne gagne pas vraiment d’argent sur les pass. Mais, pour moi qui suis à la base très anxieux, je ne pouvais pas continuer de voir les ventes en magasins se casser la gueule, et les promesses du numérique sans cesse reportées -même multipliées par dix, elles ne permettent pas une économie de label. Avec ce système de pass, c’est le début d’une autre indépendance financière. Je fais souvent le parallèle avec le système des Amap (système de paniers de légumes achetés par abonnement à de petits producteurs, NDLR): en sachant qu’ils vont pouvoir écouler leurs produits, les agriculteurs ne doivent plus se soucier que de produire bien et bon. »

Si No Format! arrive à fédérer, à créer une communauté, c’est aussi parce qu’il a réussi à… cultiver une image forte. En regardant le catalogue du label, on est forcément frappé par la cohérence graphique entre les disques. Tous reprennent la même identité visuelle, la même typographie. « Comment faire pour vendre des projets super forts artistiquement, mais qui présentent des « handicaps » marketing? En profitant justement d’un label fort. Les artistes hyperbankables n’ont pas besoin de ça. Par contre, en se retrouvant dans une « collection », les projets plus compliqués, avec une esthétique plus difficile à placer dans les médias, peuvent plus facilement se faire connaître. »

Et cela marche. Hormis un seul cas (le rappeur Rocé qui a dérogé à la charte graphique), tous les disques No Format! se répondent l’un l’autre, aussi différents soient-ils. Qu’il s’agisse du nouvel album du Brésilien Lucas Santtana, du Camerounais Blick Bassy ou de la Canadienne d’origine haïtienne Melissa Laveaux. C’est aussi cette diversité qui fait dire à certains que si No Format! doit être rangé dans un tiroir, ce serait éventuellement dans celui de la world music… « Je ne trouve pas. No Format! est d’abord un label parisien, dans le sens où cette ville a une tradition de métissage: un projet comme celui de Ballaké (Sissoko) et Vincent (Segal) ne pouvait naître qu’ici. Après, le terme de world music est devenu un peu ringard, un truc vieillot, à côté de la pop. Alors qu’aujourd’hui, les musiques africaines, par exemple, sont tellement puissantes qu’elles infusent, diffusent, et interpénètrent le rock, l’électro. Et cela ne va faire que s’amplifier. Tant mieux. En ce sens, plus on avance, plus je crois qu’on a un rôle intéressant à jouer. Au-delà des genres, le but est de créer un imaginaire, de l’émotion. Je cite souvent cette phrase de l’écrivain Edouard Glissant, car elle me semble essentielle: « On ne peut changer le monde si on ne change pas l’imaginaire du monde. » » Aujourd’hui, sans doute plus que jamais.

TEXTE Laurent Hoebrechts, À Paris

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