Dylan vient de sortir le huitième chapitre de The Bootleg Series, coffret archi-officiel paru chez Sony-BMG mais il fut un temps où le bootleg était un produit discographique rare et interdit…

En 1991, Bob Dylan inaugure la parution d’une série de disques bootlegs, qu’on peut librement traduire par « disques trafiqués ou piratés ». Autrement dit: enregistrés en douce. Mais le coffret de trois CD qui sort alors est distribué en toute légalité par Columbia, le label officiel de Bob. L’utilisation du terme bootleg ressemble ici à un énorme clin d’£il facétieux de l’icône à sa propre histoire de piratage…

Dans le Volume 8 de la même série parue cet automne chez Sony-BMG ( The Bootleg Series Vol. 8 Tell Tale Signs Rare And Unreleased 1989-2006), le reporter Larry Sloman décrit sa découverte éberluée d’un disque inconnu de Dylan en faisant la queue pour un concert devant le Fillmore East new-yorkais en juin 1969:  » Mon copain Mitch a été le premier à voir ce mec avec des cheveux longs ramenés dans un bandeau aux couleurs psychédéliques. Dans ses bras, il tenait une demi-douzaine d’albums à la couverture blanche, le reste de son inventaire étant calé dans un sac de surplus de l’armée contre le mur du bâtiment. J’ai le nouvel album de Dylan , a crié le type (…) La couverture était blanche et vide à l’exception d’un cachet fait main GWW, les initiales de Great White Wonder.  » Larry crache 5 dollars – deux fois et demi le prix d’un album normal – et achète ainsi le « premier bootleg » de l’histoire du rock.

L’émoi vient moins des plages solos enregistrées par le grand Bob à Minneapolis fin 1961, que des chansons bouclées en 1968 par Dylan et The Band dans les caves woodstockiennes. Il émane surtout du sentiment de posséder une £uvre aussi rare qu’inédite. Le double album fait d’emblée fureur et est bombardé en toute illégalité sur plusieurs radios importantes de Los Angeles, QG des entrepreneurs délictueux, deux jeunes mecs qui n’ont même pas de voiture pour faire le tour des magasins avec la marchandise frauduleuse… Columbia et Dylan attaquent en justice, mais cela n’empêche nullement la Grande Merveille Blanche de continuer son parcours de sous-marin discographique dylanien. Au contraire, cet album rustre accompagne le mythe au-delà des frontières américaines.

La rareté fait le prix

Années 70 d’avant Internet, YouTube, portable, MTV et MP3. Dans cette préhistoire analogique, la musique se consomme en vinyle ou en concert, éventuellement en cassettes artisanales. L’objet bootleg est le plus souvent calé dans de discrets bacs plastique, en-dehors des albums officiels trônant en place plus voyante chez le disquaire. On fouille donc les conteneurs avec le sentiment optimiste de débusquer la huitième merveille du monde. Un fantasme se met en place: ce qui est rare est forcément précieux et l’interdit recoupe l’idée première de transgression du rock.

A Bruxelles, deux ou trois magasins passent les pirates au-dessus ou en dessous du comptoir selon l’humeur du patron et celle de la police. A Paris, le choix est plus vaste, plus snob, plus cher. Londres se distingue dans les échoppes de Portobello Road te-nues par des hippies acariâtres, qui regorgent de raretés bluffantes. New York et Los Angeles restent les Mecque absolues du bootleg, mais hors de portée.

Généralement, les infos de pochette sont spartiates, voire inexis-tantes, le son, régulièrement médiocre, parfois atroce. Pour cause: les live – matière première des bootlegs – sont pour la plupart enregistrés à la dérobade, depuis la salle, via un appareil de prise de son dont la première qualité reste la discrétion. Sur les enregistrements, on entend les voisins du pirate parler, rire ou hurler à l’unisson de la chanson. Ces années-là, on se soulage de 800 francs belges – somme cossue – pour un triple live de Bruce Springsteen repiqué dans le New Jersey ( Pièce de résistance… ) et un peu moins pour des sessions publiques de Patti Smith. Ces performances nous emmènent dans une intimité supplémentaire avec l’artiste, fût-ce par le biais d’enregistrements aux qualités discutables. C’est le principe même du bootleg, constitué de démos, sessions privées ou même de masters empruntés: il documente le parcours de l’artiste, ses essais, ses erreurs, ses concerts, sa vie. Il éclate l’horizon du fan, le rapproche de sa musique fantasmée. Et le mythe rock prospère.

Une industrie florissante

Le « rock des stades » des années 70-80 pousse le bootleg à l’industrialisation: difficile d’identifier les fraudeurs dans une foule de 50 000 personnes, friandes de consommation massive… Années de gloire dinosauresque pour Led Zep, Pink Floyd, les Stones ou Deep Purple. L’époque atteste de l’importance du bootleg: un magazine spécialisé se crée ( Hot Wacks), des labels suivent ( Kornyfone, Trade Mark Of Quality) et les Who sortent l’officiel Live At Leeds en 1970 sous pochette de vilain papier kraft parodiant le graphis-me minimaliste des pirates. Dans les festivals, les échoppes provisoires débitent du bootleg comme du hot-dog moutardé: les profits annuels de cette industrie parallèle se comptent en dizaines de millions de dollars. Des groupes un peu cintrés comme le Grateful Dead pousse le bouchon pirate plus loin encore en invitant les deadheads à se brancher directement sur la table de mixage. En novembre 1987, The Black Album de Prince est quasi instantanément retiré des circuits officiels: les pirates prennent le relais et vendent un demi-million de copies… Et puis, peu à peu, le vinyle est doublé par la cassette – idéale pour la copie – avant d’être ravagé par le CD. Les actions légales se multiplient mais ne tuent pas la bête. Au début des années 2000, le terme bootleg change de sens: il devient synonyme de mix interdit, de mash up entre plusieurs morceaux sans que les ayants droit ne soient consultés ou rémunérés. L’esprit demeure, les armes changent: aujourd’hui, le bootleg, digital ou matériel, existe sur tous supports. Sur eBay, on trouve autant de vieux vinyles seventies que de jeunes pousses mash up: le bootleg a muté. Bob Dylan, l’artiste le plus piraté de l’histoire du rock, en rigole encore…

Texte Philippe Cornet

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