Jeune Mitchell

Sur le canevas déjà ancien de l'americana, la fraîcheur de la voix et l'intuition des compositions d'Anaïs Mitchell font encore la différence.

Avec sa voix de cascade fraîche, Anaïs Mitchell plonge les chansons de son septième album dans d’intemporels remous américains. Via un inattendu succès qui passe par Broadway.

Le rendez-vous Zoom du jour est kitsch à l’instar du décorum de la chambre d’hôtel qu’Anaïs Mitchell occupe à Cincinnati, dans l’Ohio, où elle se produit lors de deux soirées en ce mois de février. Marrant comment les couleurs de l’environnement meublé rose-mauve n’ont guère à voir, a priori, avec l’univers musical d’Anaïs, plutôt roots et mélancolique. De quoi lui demander comment elle est davantage raccord avec son apparente bio? Elle est née en 1981 à Montpelier, 8 000 âmes et capitale du Vermont, coincé entre l’État de New York et le Québec. C’est là qu’il y a deux ans, elle repart vivre avec son mari, y accouchant de leur deuxième enfant. Une zone garantie glacée l’hiver mais aussi boisée, qui accueille en 1976 le dissident Soljenitsyne, expulsé d’URSS. L’écrivain trouve dans cet État américain, plus petit que la Belgique, une similitude géothermique avec sa Russie natale. Quel rapport avec Anaïs Mitchell? On divague? On dérive? On régresse? Pas complètement. Lorsqu’on écoute le nouvel album de Miss Mitchell, ou ses enregistrements précédents, aucun doute sur la nature des morceaux. Ancrés dans un sol mouvant, de forêts sentimentales et de permafrost mélodique. Placés en dehors de l’urbanité, du rock testostérone, du rap ou des tentations électro. Anaïs -prénommée selon l’écrivaine Anaïs Nin- incarne une autrice qui fait du bien au moral et à l’intellect. Ainsi qu’à la rêverie des corps. Même si cela ne rigole pas à toutes les chansons.

Embrasser la lune

Le parcours de Mitchell colle à la plupart des destins americana, du vintage post-Neil Young à l’incertitude de pouvoir bâtir une carrière (inter)nationale. Dans le cas d’Anaïs, le synopsis est agréablement déviant. Malgré les qualités évidentes de sa voix et de ses chansons, elle qui s’installe à 30 ans à New York a du mal à cerner son propre terrain de chasse commercial. Jusqu’en 2006, lorsqu’elle propose une production théâtrale, Hadestown, librement inspirée du mythe grec d’Orphée et Eurydice. Initialement, ce projet tourne en lo-fi dans tous les bleds du Vermont et du Massachussetts, dans un bus qui embarque aussi des marionnettistes. Quatre ans plus tard, l’aventure devient discographique mettant aussi aux voix, outre Anaïs, les déjà reconnus Justin Vernon (aka Bon Iver) et Ani DiFranco.  » Deux rencontres que j’ai ressenties comme des bénédictions, deux façons de tomber amoureuse de la musique« , se souvient Anaïs Mitchell. Comédie musicale au départ complètement underground, Hadestown va voyager d’une salle alternative du Off Broadway au plus prestigieux Walter Kerr Theatre de Broadway. Poursuivant sa route au Canada et pour trois mois fin 2018-début 2019 au fameux National Theatre londonien.

Jeune Mitchell

 » Pendant une douzaine d’années, j’ai été littéralement obsédée par ce projet Hadestown, qui s’est concrétisé de façon très lente, au fur et à mesure des réécritures et des rencontres. Si je me consacrais à autre chose, c’était comme si j’effectuais un acte de trahison. Et comme j’assistais évidemment aux répétitions mais n’étais pas physiquement en scène à Broadway ou Londres, c’était comme si cet objet musical m’avait échappé. Respirant de façon autonome un peu partout dans le monde…Comme dans cette expression « to shoot the moon ». » Inévitablement, on en vient à cette éternelle carcasse -qui respire toujours- du « rêve américain » . Le spectacle récolte au passage huit Tony Awards, sur quatorze nominations lors de cette cérémonie de 2019 qui est au Broadway théâtro-musical ce que les Oscars sont à l’industrie du cinéma. Soit la plus haute des récompenses médiatiques.  » Avant tout ça, j’étais comme pas mal de musiciens, obligée de prendre le boulot qui venait, des concerts dont je ne voulais pas forcément. Et puis, je me suis retrouvée à pouvoir écrire des chansons, chez moi, en toute liberté, sans pression aucune. Parce que mon musical avait amené de larges chèques. Mais aussi comme si je redécouvrais ma guitare comme une vieille copine, qui libérait tout un flow. »

Virginité & moutons

Dès la première plage, le nouvel album Anaïs Mitchell offre de sacrées chansons . Brooklyn Bridge affiche un dézoom poignant sur New York, un au revoir nostalgico-romantique depuis le pont en question duquel la vue est éternellement grandiose sur Manhattan. D’autres moments, comme le magnifique Bright Star, sont dignes du grand répertoire américain, celui qui remonte au folk matriciel de Joni Mitchell, aux évanescences politisées des sixties, carnet de bord et de doutes, bordé par les séismes d’une société US éternellement convulsive. Bref, hier ou aujourd’hui, cela donne du charbon émotionnel aux chansons d’Anaïs. Dans le Vermont où la famille Mitchell se relocalise en début de pandémie, l’album composé de dix titres place la barre très haut. Celle d’une musicalité innée de l’instrumentation -cordes, cuivres, claviers y compris mellotron- et d’une voix limpide quasi juvénile, forte source d’espoir.  » Oui, bien sûr, le marché américain est très marqué par le hip-hop et le r’n’b, mais on ne peut jamais être autre chose que ses tripes. Ce que j’écris est juste un scan de ce qui passe dans mon coeur. L’éventuel succès n’entre pas en ligne de compte. Je pense que la musique a toujours cette capacité d’outrepasser les genres, les démographies, les gens qui ne me ressemblent pas. J’ai 40 ans mais j’espère pouvoir faire une musique qui intéresse les 20 comme les 60 ans. En fait, la pandémie m’a amenée à réexaminer le sens de ma propre voix. »

Sur Anaïs Mitchell, la même nommée déclare une forme de virginité musicale, pareille à son retour au Vermont. Pas loin de la ferme où ses parents faisaient grandir des moutons. L’enfance d’Anaïs est donc aussi dans cet album, animaux comme sinuosités campagnardes, et tout ce sentiment qui remonte à la quarantaine. Fondu en superbes chansons.

Anaïs Mitchell, Anaïs Mitchell, distribué par BMG/Warner. Lire la critique dans Focus du 10/02/2022.

8

En concert le 22/11 au Botanique.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content