Jailhouse Blues

© CHLOE AFTEL

Une strip-teaseuse pauvre de San Francisco fait le récit de sa vie depuis l’une des pires prisons pour femmes des États-Unis. coup de poing.

Quand le roman commence, Romy Leslie Hall, 29 ans, effectue un trajet de nuit dans la vallée du Nevada, à la frontière du désert de Mojave vers la Californie. Assise sur les sièges d’un bus banalisé, elle est l’une des 60 femmes menottées du convoi: le matricule W314159. Derrière les fenêtres grillagées, les insultes et les provocations volent, éclairant un peu les trajectoires des unes et des autres -les histoires souvent sordides qui les ont conduites là. Pour sa part, Romy élève peu la voix, et pour cause: c’est à elle-même, et donc au lecteur (procédé artificiel classique), qu’elle a choisi de raconter son histoire. Fille grandie dans un San Francisco défavorisé, longtemps junkie, un peu délinquante, elle bossait jusque-là au Mars Club, une boîte de strip-tease miteuse.  » L’important, ce n’était pas d’avoir un boulot honnête, mais un qui ne me répugne pas. » Rangée de la drogue depuis sept ans (l’âge de son petit garçon Jackson), elle avait commencé à voir un « mec bien » depuis quelques temps en la personne de Jimmy Darling ( » Il me trouvait intelligente. Il avait cette naïveté des gens instruits qui s’imaginent que si on n’est pas allé à la fac, c’est juste qu’on n’était pas à la hauteur« ). Mais les choses se sont mises à sérieusement dégénérer pour Romy à cause de « Kennedy le pervers », un habitué flippant du Mars Club, qui avait commencé à la suivre quelques mois plus tôt et à la harceler… et qui la poussera un soir à commettre l’irréparable.

Jailhouse Blues

Derrière une vitre

Portrait d’une culpabilité complexe (mal plaidée par un avocat commis d’office, la légitime défense ne lui sera pas accordée, sans que Romy ne se ressente jamais complètement comme la meurtrière de Kennedy; mais plutôt en grande partie comme sa victime), Le Mars Club est surtout pour Rachel Kushner ( Les Lance-flammes) l’occasion de démontrer sa capacité à construire un monde qui est plus qu’un décor de roman. Prison fictive, la Stanville où Romy commence à purger sa perpétuité sous les yeux du lecteur est inspirée d’une autre, bien réelle celle-là: Chowchilla, au nord de Los Angeles (un établissement régulièrement cité pour sa violence). C’est bien sûr l’une des qualités du récit: solidement documenté, informé par une qualité de détails tels que l’on en trouve que dans les romans américains, et de seconds rôles rares (la fascinante Serenity Smith, qui a assassiné une femme avant de se faire opérer pour en devenir une, la cinglée et tueuse de bébés Laura Lipp, ou encore l’attachant Conan, transgenre d’abord enfermé par erreur dans une prison pour hommes…), le livre est l’occasion de pénétrer les conditions vraies de détention actuelle de milliers de femmes aux États-Unis. Affrontements raciaux, haine des femmes envers les femmes et système de castes: Kushner montre que les cellules reconduisent en les amplifiant à leur échelle les affrontements de la société américaine. En cela, Le Mars Club raconte ce que naître femme et pauvre aux States veut dire: un enfermement qui commence souvent bien avant la prison. C’est particulièrement visible dans les rapports de Romy à San Francisco, ville de fantasmes partagés dans laquelle elle aura vécu pour sa part comme derrière une vitre.  » Ce que j’ai fini par comprendre, à propos de San Francisco, c’est que j’étais immergée dans une beauté qu’il m’était interdit de voir. » Bouleversant, son monologue s’apparente au procès à charge d’une Amérique anti-pauvres, et anti-femmes.

Le Mars Club

De Rachel Kushner, éditions Stock, traduit de l’anglais (USA) par Sylvie Schneiter, 480 pages.

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