Rencontre avec l’actrice, coup de cour du Festival de Namur, pour une promenade au gré de son art et de son exceptionnelle filmographie.

C’est un inoubliable moment de cinéma: les yeux fermés, Isabelle Huppert se laisse guider, au bord d’une falaise, par la voix d’Yves Beneyton. Instants fébriles, entre suspension et abandon confiant, empruntés à La Dentellière, le film de Claude Goretta qui, en 1977, lui ouvrit les portes de la notoriété.  » C’est un peu une métaphore de l’état d’actrice, observe-t-elle, alors qu’on la rencontre dans le confort tranquille d’un hôtel du VIe arrondissement, afin d’évoquer son parcours. On avance en état de cécité volontaire, choisie. Il vaut mieux être dans cet état, parce qu’être actrice suppose une certaine confiance, pour ne pas dire une confiance absolue. Et puis, une cécité parce qu’on va vers quelque chose, sans savoir quoi. Seul le metteur en scène le sait mieux que quiconque, mais pas complètement. C’est le côté amusant quand on fait un film: chacun poursuit un rêve, sans que ce soit nécessairement le même… »

La dentellière, c’est l’un des cinq titres qu’elle a choisis dans sa filmographie,  » de manière instinctive, comme si l’on piochait dans un menu« , à l’occasion du coup de c£ur que lui consacre le Festival de Namur. S’y ajoutent Merci pour le chocolat de Claude Chabrol; La pianiste de Michael Haneke; La vie promise d’Olivier Dahan, et Nue propriété de Joachim Lafosse. Bonne pioche, donc. Mais pouvait-il en aller autrement à l’aune de la filmographie de la comédienne, que l’on ne saurait mieux qualifier que d’exceptionnelle?  » Il y manquerait peut-être un film un peu plus léger, encore que dans certains de ces films, il y a des moments de vie très grands. Je pense àNue propriété , en particulier, qui n’est certes pas un film très drôle, mais qui a une forme de naturalisme, au meilleur sens du mot, prêtant à des scènes incroyablement vivantes. »

Un crime parfait

De même qu’elle sait apparaître insondable à l’écran, Isabelle Huppert n’est pas du genre à se livrer sans réserve. Ni, du reste, à parler pour ne rien dire. Dense, la conversation suit un rythme propre, où le silence a également sa place, comme d’utiles respirations. Insensiblement pourtant, les réflexions semblent bientôt former comme une série de cercles concentriques, au centre desquels s’esquisserait le portrait de l’actrice, paravent d’une vérité plus intime. Nul hasard si elle déclara un jour avoir choisi ce métier pour se cacher.  » Je crois que c’est la même chose pour tous les acteurs. On est exposé, mais on peut dire plein de choses sans en dire plus. A l’écran, on est caché, planqué même. Personne ne peut savoir à quel moment c’est plus votre vérité, c’est impossible. Il n’y a que soi à le savoir, et c’est très amusant, cette intimité parfois très impudique que l’on peut déployer. C’est comme un crime parfait: personne ne pourra jamais vous attraper… Après, libre à chacun d’imaginer ce qu’il veut. »

Cette articulation, elle se trouve au c£ur de son propos. Dirait-elle, par exemple, s’être construite film après film?  » Mmh. Je ne suis pas sûre de m’être tellement construite, finalement. Mais oui, en tous les cas pour un £il extérieur, cela y ressemble: c’est vivre à travers le cinéma, donc c’est changer, évoluer au fur et à mesure des films, des rôles. » Quant à une éventuelle porosité entre ses vies de et hors du cinéma?  » Oui et non. Ce serait trop facile de dire qu’il n’y en a pas. Le cinéma est une manière de vivre, une manière pour le temps de s’écouler, c’est en cela qu’il y a une porosité, et que l’on en est dépendant. D’abord, c’est une manière extrêmement agréable de vivre, au moment du tournage: il n’y a rien de plus agréable que tourner un film qu’on aime, avec un metteur en scène qu’on aime, même s’il y a des difficultés. Cela reste un plaisir extraordinaire. Et puis, c’est un rapport au monde. Forcément, cela s’introduit dans nos vies de manière très significative. »

La notion de plaisir, justement, amène un corollaire, presque inévitable: la relation privilégiée qui la lie à Claude Chabrol, avec qui elle a tourné sept films depuis Violette Nozière, en 1978, parmi lesquels encore Une affaire de femmes ou La Cérémonie.  » Avec Chabrol, cela s’est fait un peu comme ça, par nécessité, besoin et désir de travailler l’un avec l’autre. La plupart des choses importantes qu’on fait dans la vie sont induites, elles adviennent. Elles sont rarement concertées, décidées. » Réflexion qu’elle assortit bientôt de précisions:  » C’est sûr qu’on a une manière de travailler qui se ressemble. Il a une vision jamais idéalisée des personnages, une sorte d’anti-romantisme. Dans les films de Chabrol, il y a à la fois du mystère et quelque chose d’extrêmement vrai. Peut-être serait-ce cela qui caractérise la plupart des grands cinéastes, un certain rapport à la vérité. Pas forcément à la vraisemblance, mais à la vérité. »

Des choix chic

En matière de grands cinéastes, Isabelle Huppert parle d’or. Ou plutôt sa filmographie parle pour elle. Godard ( Sauve qui peut, (la vie)) , Pialat ( Loulou), Tavernier ( Le juge et l’assassin, Coup de torchon) , Losey ( La truite), Ozon ( 8 femmes), Chéreau ( Gabrielle), Wajda ( Les Possédés), Haneke ( La Pianiste, Le temps du loup)… on pourrait égrener pratiquement à l’infini la liste des cinéastes majeurs avec qui elle a tourné. Le fruit de choix qui se déclinent  » prioritairement » en termes de metteurs en scène. L’écho, aussi, d’un critère d’exigence soigneusement préservé.  » On fait des choix selon un désir, suivant une certaine idée que l’on se fait de ce qui est bien et de ce qui ne l’est pas, et ce n’est pas toujours soldé par le succès. En ce sens, cela devient difficile, et parfois douloureux. »

Puisque l’on évoque ses choix et autres inclinations, on relève une réplique qu’elle prononce, non sans jubilation, dans Merci pour le chocolat de Claude Chabrol, à savoir:  » J’ai le chic pour faire le mal. » Isabelle Huppert, que l’on vit notamment en saisissante Madame de Maintenon dans le Saint-Cyr de Patricia Mazuy –  » elle m’avait présenté le film comme un Full Metal Jacket en jupons. Avec une phrase comme celle-là, on n’a qu’une envie: le faire » , et qui fut l’interprète de Médée sur scène admettrait-elle avoir un chic pour jouer le mal?  » Oui, si on veut. Ce n’est jamais un mal absolu – mais j’ai le chic pour jouer ce mal-là, en tout cas. Le mal pur, c’est plus difficile à représenter. Ce qui est intéressant, c’est de savoir comment s’établit la circulation entre le bien et le mal. A cet égard, je trouve que Le silence de Lorna est un film extraordinaire. »

L’interroge-t-on encore sur la radicalité de ses choix qu’elle acquiesce:  » Il n’y a rien de plus exaltant. Il vaut mieux se confronter à des univers comme cela qu’à des univers de gens plats n’ayant rien à dire. » Une question de confiance, on y revient, comme lorsqu’elle se lança dans La Pianiste.  » Je n’ai pas hésité à le faire, parce que Haneke est un très grand metteur en scène. Je n’aurais fait ce film avec personne d’autre. Mais, et c’est pourquoi je pense qu’il a eu un rayonnement assez considérable, La Pianiste est un film qui va au-delà de son aridité, qui arrive à dépasser ses aspérités pour atteindre une sorte d’universalité. »

Aux portes du paradis

On aurait tort, toutefois, de vouloir la cantonner à un moule unique, fut-il celui de la radicalité. Des Palmes de M. Schutz pour Claude Pinoteau aux 8 Femmes de François Ozon, sa filmographie témoigne encore d’une appréciable diversité. Jusqu’au cinéma américain auquel elle s’est frottée en quelques occasions – Amateur de Hal Hartley ou I Heart Huckabees de David O. Russell en sont deux exemples:  » Cela tient, en général, à l’arrivée d’un scénario qui me convient. Même si, dans le cas de Huckabees , je n’ai pas une grande passion pour le film. Mais des projets comme ceux-là, il m’en arrive très rarement. »

Constat énoncé sur un ton neutre; on est loin, à l’évidence, de la fixation. La perspective aurait-elle été autre si, d’aventure, Heaven’s Gate, qu’elle tourna pour Michael Cimino au tournant des années 80, avait connu un sort meilleur?  » La question ne s’est pas tellement posée, le film ayant été un tel échec aux Etats-Unis et ailleurs. Je suis rentrée en France, et j’ai énormément tourné. L’échec du film m’a attristée, mais je n’avais misé sur rien. » Quant aux raisons de l’échec d’un film considéré depuis comme un chef-d’oeuvre, mais qui précipita à l’époque la faillite de la United Artists?  » Il est à la fois compréhensible et totalement injuste, comme souvent pour les échecs. Mais c’est compréhensible, dans la mesure où il s’agissait d’un film très anti-américain, qui a un peu sonné le glas, par son gigantisme, d’une certaine forme de production aux Etats-Unis. Heaven’s Gate était un mélange de débauche financière et de propos éminemment personnels et très violents, soit beaucoup trop à la fois. Si le film avait été ce qu’il est mais n’avait rien coûté, on le lui aurait pardonné. De même s’il avait coûté autant, mais dans une forme narrative plus classique. Voire les deux, mais avec une charge moins violente contre l’Amérique. Mais là, il y avait trop de facteurs insupportables pour les Américains au moment de sa sortie… »

Le moment de prendre congé approchant, on en revient aux notions d’exigence et d’intégrité, expressions en soi d’un rapport au monde.  » Oui, mais j’imagine que si j’avais vécu à une autre époque, j’aurais fait des films différents. Je suis arrivée à une époque où le cinéma a commencé à raconter certaines choses, c’était moins de l’entertainment. Et je suis le reflet de cela. Si j’avais été actrice dans les années 30 ou 40, j’aurais peut-être été embauchée par un studio, et j’aurais tourné des films très différents que j’aurais adorés. » A moins, bien sûr, qu’elle n’ait point été actrice? « Peut-être que je n’aurais pas été actrice, exactement. Et si d’aventure je l’avais été, j’aurais adoré. Je fais des films qui ressemblent à l’époque dans laquelle je suis. A une certaine époque, cela devait être merveilleux de tourner des films plus légers, plus bavards, mais ayant une certaine profondeur – ces comédies comme celles de Frank Capra ou Leo McCarey qui parlaient du monde sur un ton qui n’existe plus aujourd’hui. Mais je ne peux rien faire pour les réinventer. » A défaut, la voilà cependant qui s’apprête à tourner avec Jean-Marie Poiré…

Entretien Jean-François Pluijgers, à Paris.

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