PALME D’OR DU 67E FESTIVAL DE CANNES, LE CINÉASTE TURC NURI BILGE CEYLAN S’EST INSPIRÉ D’ANTON TCHEKHOV POUR NOURRIR SON SUFFOCANT SOMMEIL D’HIVER

Au même titre qu’un Mike Leigh, un Ken Loach ou… les frères Dardenne, Nuri Bilge Ceylan compte parmi les habitués du festival de Cannes. Sélectionné dès son premier court métrage, Koza, en 1995, le cinéaste turc a ensuite régulièrement eu les honneurs de la compétition, la Palme d’Or remportée par Sommeil d’hiver ayant d’ailleurs été précédée d’un Prix de la mise en scène pour Les Trois Singes, et de deux Grands Prix, le premier pour Uzak, dès 2003, et le second à Il était une fois en Anatolie, huit ans plus tard.

Si ce dernier achevait de poser le réalisateur en digne héritier d’Antonioni, son nouveau film fait écho au cinéma d’un Bergman. L’action en a pour cadre un petit hôtel de Cappadoce tenu par Aydin, un comédien à la retraite, en compagnie de sa jeune épouse, Nihal, et de sa soeur divorcée, Necla. A mesure que la neige enveloppe les steppes environnantes, le trio s’isole, pour bientôt se déchirer au long de conversations ayant le ton de faire tomber les masques comme de disséquer les âmes. « Le film a été inspiré par plusieurs nouvelles d’Anton Tchekhov, commence Nuri Bilge Ceylan, alors qu’on le retrouve au pavillon turc du village international du festival. Elles ont constitué mon point de départ que j’ai ensuite amendé, y ajoutant des histoires et créant des personnages entièrement neufs. C’est aussi une histoire typiquement anatolienne, en ce sens que beaucoup d’intellectuels vivent désormais dans cette région. Je connais un acteur qui s’occupe d’un hôtel ressemblant à celui du film. » Soit un espace confiné, dont l’atmosphère contraste singulièrement avec la beauté suffocante de son environnement naturel, raison du choix d’un décor dont le cinéaste a toutefois veillé à gommer l’aspect carte postale, en ramenant les extérieurs au strict minimum.

Oppositions en série

Brassant des enjeux philosophiques profonds et multiples, Winter Sleep s’appuie sur des dialogues imposants. « J’avais envie de tourner un film plus théâtral, approuve-t-il. A mes débuts, j’ai veillé à être naturaliste, mais les temps ont changé, et c’est désormais la panacée -même les pubs se veulent naturalistes en Turquie. J’ai donc imaginé une manière plus sophistiquée de dialoguer au cinéma: je souhaite avoir la liberté du romancier, comme Dostoïevski, chez qui même l’individu le plus démuni s’exprime comme un intellectuel. »

L’architecture complexe de ces joutes verbales à répétition, Ceylan l’a ciselée avec sa femme Ebru, déjà co-auteure des Trois singes et de Il était une fois en Anatolie. L’évocation de leur collaboration offre un échantillon d’un humour qu’il a tout personnel: « Mon épouse est la seule personne que je ne puisse laisser tomber. Elle est fort réaliste, peut-être plus que moi. Et il n’y a personne avec qui je puisse me quereller comme avec elle. En Turquie, quand il m’arrive de travailler avec quelqu’un d’autre, il se mue rapidement en esclave: du fait de mon expérience, et peut-être de mon nom, on n’ose pas contredire mes propos. Mais avec ma femme, ça ne se passe pas comme ça: on se bagarre. Elle s’oppose à chacune de mes idées, et nous nous disputons jusqu’à l’aube. De la sorte, chaque proposition est vraiment remise en question, et je trouve cela bénéfique. De plus, elle m’est supérieure dans divers domaines, et notamment lorsqu’il s’agit de définir une structure. » Suggère-t-on pour autant que le couple formé par Aydin et Nihal à l’écran puisse renvoyer au leur, que Ceylan évacue la question dans un sourire –« Je ne pense pas, non ».

Mari et femme, tradition et modernité, villes et campagnes, riches et pauvres, passé et présent, Sommeil d’hiver s’articule en une série d’oppositions. Y voir le prolongement métaphorique de celles qui agitent la Turquie est évidemment tentant. « Le climat politique en Turquie n’a pas influencé le film, qui a été écrit et tourné avant les événements de l’année dernière, tempère le réalisateur. Et s’il y a beaucoup d’emprunts à la réalité turque, certains éléments ont, pour moi, une résonance universelle.Il y aura toujours, par exemple, un fossé entre intellectuels et gens ordinaires, quel que soit le pays envisagé… » Considérations qui n’ont pas empêché Ceylan de dédier sa Palme à la jeunesse turque, et aux jeunes qui ont perdu la vie, manière de s’inscrire dans une actualité toujours brûlante. Non sans se réclamer aussi d’une dimension quasi spirituelle: « Un réalisateur doit s’adresser à l’âme du spectateur », aime-t-il à dire…

RENCONTRE Jean-François Pluijgers, À Cannes

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