MACHO, LE RAP? LE GENRE EST POURTANT NÉ DANS LA FOULÉE DE LA DISCO, COMME LE RAPPELLE UNE RÉCENTE COMPILATION DE SINGLES HIP HOP VINTAGE. I SAID A HIP HOP, HIPPIE TO THE HIPPIE…

L’homme de 2013, c’était lui. Pas les deux mecs casqués, ni le nabot à chapeau, mais bien le quatrième larron, responsable de la scie Get Lucky: Nile Rodgers! Tresses jusqu’aux épaules, dents de la chance, le co-fondateur de Chic a effectué un éblouissant retour à l’avant-plan grâce à sa collaboration à l’album de Daft Punk. L’occasion de remettre sur le tapis une carrière blindée de tubes (de Diana Ross à Madonna en passant par Bowie), essentielle pour comprendre l’Histoire de la musique dance, de la disco au… rap. Il ne faudrait en effet pas oublier que le premier tube hip hop, le Rapper’s Delight du Sugarhill Gang, pompait allègrement le Good Times de Chic. Avec le recul, l’histoire ne manque d’ailleurs pas de piquant: l’un des genres musicaux les plus souvent taxés d’homophobie trouve l’une de ses sources principales d’inspiration dans la disco hédoniste et gay-friendly!

Une compilation sortie ces jours-ci vient encore le confirmer. Publiée sur le label BBE, Rock It, Don’t StopIt rassemble une dizaine de « palimpsestes » disco-hip hop. Tous les morceaux ont été initialement commercialisés entre 1979 et 1983. Des rap old school quasi introuvables aujourd’hui, revendus à prix d’or sur eBay (jusqu’à 70 euros pour certains maxis). Une nouvelle preuve que les fondamentaux du hip hop font décidément l’objet d’une fascination de plus en plus grande. A Paris, par exemple, la galerie Library of Arts propose The Faith of Street, centré sur les débuts du rap (jusqu’au 30/08). Récemment, des DJ’s pionniers comme Grandmaster Flash ou Grand Wizzard Theodore ont vu leurs empreintes ajoutées au « rockwalk » (sic) of fame, à Hollywood, tandis que la semaine dernière le conseil municipal de New York déroulait le tapis rouge pour les autres légendes que sont Afrika Bambaata ou Kurtis Blow. Ceux-ci en profitaient pour annoncer la création d’un musée consacré au genre. Tout cela près de 40 ans après que les premières graines du mouvement furent semées dans le Bronx sinistré…

Mafia et petites trahisons

La disco qui donne naissance au rap? Cela coule presque de source. Les deux genres courent en effet tous les deux derrière le « break », cette suspension du morceau qui crée un climax chez les danseurs disco, et un espace de parole/défoulement pour les rappeurs/breakdancers. Dans Turn The Beat Around (éd. Allia), Peter Shapiro l’écrit mieux que personne: « Parce qu’ils recouraient largement aux mêmes techniques, la disco et le hip hop formaient à bien des égards les deux faces d’une même pièce: la première s’occupait de maintenir le groove en place afin d’entretenir un esprit communautaire et festif, tandis que le second décomposait et hachait le beat pour mettre en valeur le talent virtuose de ses participants. (…) On ne saurait donc s’étonner de constater qu’à ses débuts, le hip hop pouvait difficilement être distingué de la disco. »

En cela, le cas de Rapper’s Delight est exemplaire. Le morceau du Sugarhill Gang ne constitue peut-être pas le tout premier rap sorti sur disque –« cela faisait quelques mois que des petites compagnies balançaient des titres les uns après les autres contre le mur, en attendant de voir lequel allait rester collé », explique Johan Kugelberg dans les notes de pochette de Big Apple Rappin’, autre compile vintage sortie cette fois sur Soul Jazz (2006). Rapper’s Delight est cependant le premier à avoir trouvé le chemin du grand public. Pour les zoulous du Bronx qui bouffaient du rap depuis plusieurs années, ce fut forcément une trahison. Comment par exemple graver sur disque -même avec une plage longue de près d’un quart d’heure (!)-, ce qui tient surtout de la performance, celle du MC scandant pendant des heures sur le mix du DJ? Cité dans la somme Can’t Stop Won’t Stop de Jeff Chang (éd. Allia), Chuck D, le leader du groupe Public Enemy âgé alors de 19 ans, s’exclame: « J’ai pensé: « La vache, ils arrivent à réduire ce truc à quinze minutes? » C’était un miracle. »

Rapper’s Delight était forcément une compromission. Et une petite escroquerie. Patronne du label Sugar Hill Records, Sylvia Robinson avait flairé le bon filon. Intriguée par la nouvelle mode hip hop, elle voulait ses propres rappeurs. Son fils lui dégotera Henry Jackson, pizzaiolo dans le New Jersey, et deux de ses potes qui passaient par là. En clair, les intéressés ne venaient pas du Bronx, et n’avaient aucune expérience derrière le micro… Pas grave, la sauce prendra quand même, le disque se vendant par camions entiers. Signe de l’époque: malgré l’emprunt à Good Times, Chic ne sera pas crédité. Nile Rodgers ne se laissera pas faire. Quitte à subir les intimidations des gorilles de Morris Lévy, le financier qui avait mis pas mal de sous dans Sugar Hill Records, et dont les liens avec la mafia n’ont jamais fait beaucoup de doute. Dans son autobiographie (éd. Rue Fromentin), Rodgers raconte cet épisode: « Alors que nous étions en pleine séance d’enregistrement (…), le propriétaire des lieux débarque et demande à tous ses employés de déguerpir. Avant même que nous ayons le temps de comprendre, arrivent trois costauds à la mine soignée (…) des revolvers sous leur veston. Ils nous parlèrent à voix basse sur un ton protecteur: « Il ne sert à rien d’attaquer Monsieur Lévy. Même si vous gagnez, vous allez perdre. »«  Rodgers ne cédera pas. Et finira par empocher ses droits d’auteur. « Nous avons dû cependant offrir à Lévy deux billets aller-retour New York-Paris en Concorde et deux paires de Rolex pour lui et sa compagne de voyage »… Et de conclure plus loin: « Ce fut dans cette alchimie malhonnête que la disco se transforma en son contraire, le rap. »

TEXTE Laurent Hoebrechts, ILLUSTRATION Blutch

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