AVEC SMART, FRÉDÉRIC MARTEL PROPOSE UNE SORTE DE TOUR DU WEB EN 80 JOURS. UNE ENQUÊTE DE TERRAIN FOISONNANTE SUR LA RÉVOLUTION NUMÉRIQUE EN COURS ET L’ÉTAT DE L’INTERNET. OU PLUTÔT DES INTERNETS… EXPLICATIONS.

Finalement, ils ne seront pas restés longtemps derrière les barreaux. Vingt-quatre heures après avoir été arrêtés par la police pour obscénité, les six jeunes Iraniens qui avaient posté sur le Net leur version du Happy de Pharrell Williams auront été libérés. Dans la foulée, le Président Hassan Rohani himself tweetait le message suivant: « #Happiness is our people’s right. We shouldn’t be too hard on behaviors caused by joy »! La veille, le même avait appelé son pays à ne plus se montrer aussi frileux par rapport à Internet. « Et il le fait à nouveau sur Twitter, s’enthousiasme Frédéric Martel, un réseau social qui est pourtant bloqué en Iran! »

Sociologue de formation, journaliste (l’émission Soft Power sur France Culture), chercheur, Frédéric Martel est plutôt porté à gauche (il a été collaborateur pour Rocard, Aubry). On devine surtout qu’il adore, sinon voguer à contre-courant, en tout cas glisser de la nuance et démonter les clichés. Dans De la culture en Amérique (2006), il décortiquait ainsi le « génie » culturel américain, qui, s’il ne pouvait pas compter sur un ministère de la Culture au sens « franco-français » du terme, ne pouvait pas non plus se résumer à l’industrie de l’entertainment. Pareillement, Mainstream (2010) se penchait sur la globalisation, qui ne tiendrait pas forcément de l’uniformisation. Smart en est le prolongement. La nouvelle enquête de Frédéric Martel se concentre cette fois-ci sur Internet. Ou plutôt les internets. C’est toute la thèse du livre: contrairement à ce que l’on craint souvent, Internet n’est pas une machine à fabriquer de l’identique. Au contraire, il se « territorialise » constamment, chacun le mettant à sa sauce.

Smart compile des milliers de rencontres dans le monde entier, dans la « vraie vie ». Paradoxal pour un livre sur Internet?

Cela aurait été facile de l’écrire de chez moi depuis mon ordinateur. Mais je pense que l’on n’aurait pas perçu la profondeur de la mutation numérique en cours. En tout cas c’était mon hypothèse. J’ai voyagé dans une cinquantaine de pays et tous les propos sont « de première main », recueillis lors d’interview en face à face -il n’y a aucun entretien par e-mail ou Skype… Que ce soit pour ceux qui le fantasment ou ceux qui en ont peur, le Web est souvent quelque chose d’abstrait. Le but du livre était vraiment de le rendre concret, en le racontant à travers des vies réelles.

L’une des idées principales de Smart est de dire que contrairement à ce que l’on pense souvent, Internet n’est pas un réseau « globalisé » qui uniformise, mais qu’il s’ancre au contraire dans chaque territoire, de manière différente. Le Net n’est donc qu’un « tuyau »?

C’est un tuyau, et c’est un puzzle. C’est le moyen de rejoindre une conversation qui peut être globale, mais qui en réalité se révèle très fragmentée. Je ne nie pas qu’il existe des contenus globaux: les vidéos de Gangnam Style, le « baby bump » de Beyoncé, ou même les Anonymous… Mais ma thèse est que tous ces contenus ne représentent qu’une petite partie de ce que l’on consomme. J’aime bien la distinction que fait la langue anglaise entre « frontier » et « border ». Il n’y a pas de « border » sur Internet, mais il y a des « frontiers » symboliques. Cela tient à la langue, à la culture… Quand vous ne parlez pas l’anglais, ce qui reste quand même le cas de la majorité des gens dans le monde, vous ne pouvez pas lire le New York Times, c’est aussi simple que ça.

Vous montrez notamment comment l’Afrique ou les pays émergents (Brésil, Inde, Chine) s’approprient les nouvelles technologies. Internet est un outil de développement incontournable?

Je ne suis pas un « techno » béat. Cela dit, je lis des études, des statistiques… Quand la Banque mondiale et le FMI observent que le pouvoir d’achat d’une population augmente de manière significative quand elle accède au téléphone mobile, je me dis qu’il y a en effet peut-être quelque chose à creuser. Même chose avec l’accès au Net. Smart est un livre qui veut être optimiste. Il faut voir les gamins du ghetto de Soweto, avec leur PC vert à 100 euros, livré par l’ONG One Laptop Per Child. Ils jouent à des jeux vidéo bien sûr. Mais ils ont aussi accès à des manuels, des livres ou peuvent consulter un dictionnaire dans leur propre langue -qui n’existait parfois même pas avant. C’est facile d’être Alain Finkielkraut et de dire qu’Internet détruit la culture et l’éducation. Regardons plutôt sur le terrain ce qui se passe. En Afrique, la quasi-totalité de la population possède un téléphone mobile. Grâce à un système de micro-paiement comme Mpesa, vous pouvez transférer de l’argent via votre GSM -cela bancarise des gens qui n’avaient aucun accès aux banques! Grâce à une simple application, les agriculteurs kenyans peuvent connaître les prix en direct, et négocier en connaissance de cause… OK, ces portables sont encore souvent de mauvaise qualité. Mais dans cinq ans, ce seront des smartphones qui permettront de se brancher plus facilement au Net. L’Afrique va être connectée. Cela ne va pas tout résoudre. Mais cela va contribuer aux changements.

Des changements démocratiques aussi? On a souvent pointé l’utilisation des réseaux sociaux lors des révolutions arabes par exemple.

A nouveau, ce n’est pas Facebook qui a fait le Printemps arabe. Mais cela a joué un rôle. Il faut sortir d’une vision morale d’Internet: il n’est ni bon ni mauvais. C’est banal de le dire, mais tout dépend de ce que l’on en fait. Dans le chapitre consacré à l’Islam, je montre comment Internet est utilisé par le Hezbollah, le Djihad islamique, le Hamas… Pour eux, c’est un outil de communication parfait. Par contre dès qu’on rentre dans la conversation, ils sont très mal à l’aise… De la même manière, la censure chinoise est aujourd’hui débordée. Jusqu’à un certain point, elle peut contrôler les sites, voire les blogs. Par contre, le jour où sont échangés des milliards de tweets par des centaines de millions de gens, la censure ne suit plus. Elle aura beau utiliser tous les mots-clés qu’elle veut, elle est débordée. Du coup, elle est obligée d’abandonner des pans entiers de « conversation » qu’elle censurait auparavant, je pense par exemple à la question gay. Aujourd’hui, la censure chinoise se reconcentre sur l’essentiel, à savoir le maintien du parti et du régime politique.

Dans le même temps, Alibaba, le géant de l’Internet chinois, a annoncé sa volonté de rentrer en Bourse, à New York…

En volume d’affaires, Alibaba, c’est Amazon, Paypal, et eBay réunis! Alors, oui, l’Internet chinois est surveillé, fermé. Mais ne nous aveuglons pas: ça marche! C’est puissant. Pour moi, la censure chinoise est certes politique mais tient aussi de plus en plus du patriotisme économique.

Qui contrôle les « tuyaux » aujourd’hui?

D’une part, il y a les infrastructures -les gens qui posent les câbles sous-marins. Ce sont des opérations lourdes et coûteuses, souvent prises en main par des consortiums internationaux. D’autre part, il y a ceux qui fixent les règles et l’architecture du Web. Pour une part, il s’agit de l’ICANN. C’est elle qui attribue par exemple les points be, fr, com… C’est une association de droit américain. Elle est rattachée au département du Commerce US, via la NTIA. Aujourd’hui je pense qu’il est important de couper ce cordon ombilical.

Et de transformer l’ICANN en une agence des Nations unies?

Non, je ne pense pas. Si vous faites ça, vous devenez l’Unesco, la Fifa… Et, en gros, ça ne marche pas. Dans ce scénario, tout le monde a un droit de vote, c’est la paralysie, l’ouverture à une « resouverainisation » d’Internet par l’Etat. C’est aussi la censure, la destruction de l’innovation… Je n’y suis donc pas favorable. Par contre, pourquoi ne pas déménager le siège social en Europe? Les Etats-Unis et l’Europe sont condamnés à travailler ensemble. A deux, on représente à peu près 50 % du PIB mondial et des échanges Internet. On doit pouvoir s’entendre sur un certain nombre de normes de sécurité, de vie privée, de droit à l’oubli…

La FCC (Federal Communications Commission) américaine veut faire payer les compagnies qui souhaitent bénéficier de « voies rapides ». Est-ce la fin de la neutralité du Net?

Sur le principe même de la « neutralité du Net » -c’est à dire la non-discrimination des contenus, le refus de la censure et le fait que tous les internautes puissent accéder à tous les contenus de la même façon et à la même vitesse-, il y a un assez large consensus, en Europe, et même aux Etats-Unis, et cette idée doit être défendue. En même temps, cette neutralité revient aujourd’hui -c’est un effet pervers- à favoriser les géants du Net, à commencer par YouTube (Google), Amazon (Prime) et Netflix, qui utilisent des réseaux qu’ils ne financent pas, pour diffuser des contenus qu’ils payent à des prix bradés. Il faut donc réfléchir à la fois à protéger la neutralité du Net sans que celle-ci soit dévoyée, et revenir à ses origines: protéger les contenus les plus faibles et les plus fragiles face aux contenus mainstream. Il faudra sans doute faire évoluer le modèle tout en restant fidèle à ses intentions.

Comment Internet chamboule-t-il la culture?

Cela passe par plein de choses. Personnellement, j’ai grandi dans un monde où l’on achetait des albums. Aujourd’hui, on fonctionne davantage en terme de titres uniques, de singles. On est aussi passé d’un monde où il y avait accumulation de biens culturels à des services, sous la forme de système d’abonnement illimité. Cela vaut surtout pour la musique avec des sites de streaming comme Spotify, Deezer… Mais cela se généralise au cinéma (Netflix), aux livres (Scribd, Amazon), ou au jeu vidéo (Steam). C’est une rupture majeure.

En 2007, vous avez lancé nonfiction.fr, un site/portail qui passe en revue l’actualité des livres. Quel est encore aujourd’hui le rôle de la critique culturelle?

J’ai créé nonfiction.fr, parce qu’il m’a semblé indispensable de sortir d’un certain élitisme qui limitait la critique à un petit cercle. L’idée n’était pas de redonner ce pouvoir à tout le monde, mais à un certain nombre d’auteurs. Ils sont aujourd’hui quelques 900 critiques bénévoles, chacun écrivant sur deux, trois livres par an. Le problème d’Internet c’est la profusion, l’absence de hiérarchie. Il faut donc recréer de la recommandation. Mais cette recommandation n’a de sens que si elle est plus démocratique qu’auparavant. Aujourd’hui, un spectacle de théâtre à Paris, c’est trois critiques qui font sa vie ou sa mort. Je caricature à peine. Du coup il était important selon moi de démultiplier les points de vue, tout en ne se laissant pas seulement guider par les algorithmes qui, avec leurs centaines de critères, sont censés vous amener vers ce que vous aimez, mais qui posent d’autres problèmes. L’idée est d’utiliser la technique mais de garder une dimension humaine dans ce jugement.

RENCONTRE Laurent Hoebrechts

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