LES AQUARELLES D’HERB CELLS RÉALISÉES À L’ENCRE DE CHINE ET AU P’TIT NOIR SERRÉ, EXPOSÉES À LIÈGE, RACONTENT BRILLAMMENT UN JAZZ ALLÉGORIQUE, PROLONGÉ EN MUSIQUE PAR SON LABEL BRUXELLOIS.

Son adresse e-mail contient Dodge, marque d’une fameuse bagnole US. « Je devais avoir six ans et je dessinais des voitures américaines de façon obsessionnelle. Plus tard, en étudiant le dessin animé au RITCS, on a eu jusqu’à seize heures par semaine de dessin d’après modèle. Arriver du Limbourg à Bruxelles signifiait aussi découvrir l’Art nouveau. Mon intérêt pour les bagnoles, version tunées, est revenu spectaculairement lorsqu’adolescent, j’ai commencé à écouter du rap. » Herb Cells -nom d’artiste qui raccourcit son patronyme légal- est un grand brun qui va sur ses 40 ans. Père banquier, mère puéricultrice, trois frères, il vient de Hasselt et adore cette partie flamande de la Hesbaye noyautée de nature. Difficile de concevoir son actuelle allure de hipster bio, un quart de siècle plus tard après avoir défié la planète teenage: « J’avais les cheveux hyperlongs et les fringues achetées dans des magasins spécialisés pour personnes de très grande taille -il sourit-, mes copains se gavaient de grunge à la Nirvana et j’écoutais du hip hop hardcore à longueur de journée. J’idolâtrais Ice Cube, les sales gueules, les gorilles musclés qui envoyaient chier la tranquille société blanche américaine, l’énergie crue en boucles malsaines. Je trouvais tout cela bien plus robuste et viril que le rock qui écrivait quand même des chansons d’amour via des types en pantalon de cuir tuant des poulets sur scène (sic) ». Alors aujourd’hui, le pater qui vous ouvre la porte de sa maison forestoise en portant Maor -ravissant bouddha d’un an- a viré sa cuti vestimentaire, mais trouve toujours dans la culture US le fuel de son parcours artistique. Le rap qu’il pratique lui-même en MC libéré, et tout le reste. A commencer par le jazz « largement découvert par les samples utilisés dans le hip hop« .

Jeux d’eau

L’expo liégeoise du moment, à L’An Vert, tient du même esprit sériel de ce qui a été montré en janvier dans trois lieux bruxellois à l’occasion du River Jazz Festival: les aquarelles de Cells racontent le mouvement corporel d’une musique depuis toujours hautement qualifiée par ses représentations fortes, notamment photographiques. Si les vedettes sont peu ciblées -on note quand même une géniale esquisse de Gregory Porter- la star des tableaux est aussi sa matière de confection. Herb raconte la découverte accidentelle, il y a une dizaine d’années, d’un café renversé sur du papier à dessin, et l’expérimentation suivante qui consiste à mêler la boisson caféinée à l’encre de Chine. Un peu comme on a marié le blues au hillbilly pour faire naître le rock’n’roll. « Si je veux des lignes nettes, je ne mouille pas le papier: je l’humidifie si je veux davantage laisser jouer le hasard. » Des jeux d’eau qui donnent l’impression de survoler des récits vaporeux, où la note transfigurée tient aussi du rêve. Cette fusion dessine aussi des silhouettes faussées où une tête pratiquement réduite à la Jivaro surmonte un ample torse perché sur des jambes électriques. Ou alors une bande de lascars sous casquette rappée s’agglutine autour d’émanations de Dinky Toys. Cette réécriture du jazz et au-delà, ces échelles volontiers tronquées constituent une mise en page poétique des propres désirs de musique d’Herb Cells. Même si aujourd’hui, ses deux projets sonores urbains, Wild Boar & Bull Brass Band et Frown-I-Brown, fonctionnent au ralenti pour cause de peinture et de label, ils expriment aussi les nervures internes du créateur-performer: « Oui, il y a peut-être bien quelque chose de grotesque et d’émouvant dans ces peintures, et elles ne sont sans doute pas très loin de la façon dont je me comporte sur scène, dans des mouvements spastiques incontrôlés (sourire), peut-être parfois un peu ridicules et intrigants. » Malgré son diplôme, Herb ne pratique pas le dessin animé: il en est resté au trait fixe, nourri d’une fascination toujours nouvelle pour l’anatomie et les reconstructions subjectives. Une pose de coureur de marathon tirée d’une photo peut parfaitement être reconvertie en une gestuelle de pianiste acharné, « avec la nécessité de se documenter, par exemple pour les choses difficiles comme dessiner les mains« . Parmi ses peintres favoris, Herb cite volontiers Klimt, Spilliaert et même Egon Schiele, évoquant d’ailleurs les angles tortueux de ce dernier, mais avec une couche supplémentaire de drôlerie absurde.

L’esthétique des tableaux a logiquement glissé sur les pochettes de disques du label fondé par Herb et son comparse, le Bruxello-Anglais et flûtiste Alex Davidson. Naff Rekordz, créé en 2012, a produit huit albums d’artistes managés par la même micro-structure, « dont trois ont ma voix dessus« , dit-il, aspiré par le fonctionnement global de la petite société indépendante. « On a fondé Naff comme un acte de désespérance total (sourire) en se disant que la situation du disque était tellement mauvaise qu’elle ne pouvait que s’améliorer. Financièrement parlant, c’est dur. » La compagnie signe dans la diversité le rap jazzé de Glü, la pop brésilienne d’UTZ ou encore l’orientalisme fin de Jawhar, l’artiste de la bande qui pour l’instant, a eu le plus d’écho. « Cette époque danse entre les paradoxes, la nécessité d’être original tout en faisant partie d’un collectif. J’ai toujours été un peu prise de tête et là, je me demande comment cela va se passer quand mon fils va rentrer dans ce processus conscient de devoir gérer ses choix d’enfant, d’ado et puis de vie adulte. Je vais sans doute retrouver le paradoxe entre le père et le fils où il ne sentira pas forcément les choses comme je peux les sentir, comme la différence d’approche sociétale entre mon père banquier et moi ado. » Le fiston Maor, quelques jours de plus qu’une année, regarde papa et reprend un bout de banane.

EXPOSITION JAZZPRESSO RISTRETTO JUSQU’AU 5 JUIN À L’AN VERT À LIÈGE, WWW.LANVERT.BE, INFOS ET CONCERTS DU LABEL SUR WWW.NAFF-REKORDZ.COM.

RENCONTRE Philippe Cornet

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