Figures de l’altérité

Avec Dustin Hoffman dans le rôle titre, Little Big Man renverse la figure de l'Indien au cinéma. © ullstein bild via Getty Images

Pendant tout l’été, Focus décline les différentes incarnations du rebelle au cinéma. Après le hobo, le rêveur, le délinquant et le solitaire, place aux multiples visages de l’Autre à l’écran. Indien, Noir, femme, homosexuel, trans… Autant de figures largement stéréotypées, marginalisées et/ou opprimées au fil du temps. Avant que ne s’opèrent quelques salutaires retournements.

L’Histoire du cinéma est avant tout une affaire de regard. Et donc aussi, incidemment, d’assujettissement. Dès la fin du XIXe siècle, le 7e art se fait ainsi majoritairement et sans guère d’équivoque le reflet direct du point de vue dominant. En clair: celui de l’homme blanc, cisgenre et hétéronormé. Peu avare en matière de représentations stigmatisantes et discriminantes, hanté par le spectre conjugué du racisme, du sexisme, de l’homophobie et de l’intolérance, il contribue à construire une image largement faussée, réductrice et dédaigneuse de l’altérité ethnique, sexuelle et identitaire. Jusqu’à ce que les regardés deviennent eux-mêmes regardants, et que de simples objets caricaturés ils se transforment en sujets pensés et pensants. Rappel des faits et raisons d’espérer en cinq figures-clés.

1. Des cow-boys et des Indiens

Rappel des faits: Indémodable, le genre du western est pratiquement aussi vieux que le 7e art lui-même. Aux temps glorieux du muet, l’image de l’Amérindien se fait souvent plus égalitaire qu’elle ne le sera par la suite, notamment à travers de courtes productions à la dimension ethnologique ou de films perpétuant avec plus ou moins de réussite le mythe du bon sauvage. Peu à peu, néanmoins, le regard change et le western, de plus en plus populaire, impose une image massivement négative, dégradée, du peuple amérindien, portraituré comme une entrave menaçante à la triomphale conquête de l’Ouest. À de notables exceptions près, le western classique le dépeint ainsi en masse uniformisée de sauvages hostiles adeptes de la torture et de la cruauté.

Do the Right Thing
Do the Right Thing© Universal/Kobal/Shutterstock

Un contre-exemple rebelle: En 1970, dans la foulée notamment du crépusculaire Cheyenne Autumn de John Ford, Little Big Man d’Arthur Penn, étonnant drame historique aux accents volontiers potaches, renverse les codes de la représentation de la frontière et de celle des deux cultures qui s’opposent chère au genre du western en présentant un protagoniste un peu trop blanc pour les Indiens, et définitivement trop Indien pour les Blancs. Chez Penn, les Cheyennes apparaissent clairement, par leur dénomination (la tribu des « Êtres Humains ») et leur mode de vie harmonieux, comme remplis d’humanité, à l’inverse d’un Général Custer grotesque et infatué, barbare sanguinaire lamentablement défait avec ses hommes lors de la bataille de Little Bighorn.  » Nous avons gagné aujourd’hui, nous ne gagnerons pas demain« , tempère pour sa part le vieux chef Old Lodge Skins. En termes de représentation, la victoire est immense, pourtant, puisque Little Big Man contribuera à un véritable renouveau du film pro-Indien, multipliant les figures fières, dignes et respectables de l’altérité, qui culminera notamment en bienveillance humaniste au début des années 90 avec des films comme Danse avec les loups de Kevin Costner ou Coeur de Tonnerre de Michael Apted.

2. Tout simplement noir

Rappel des faits: Dès le début du XXe siècle, la représentation des Noirs au cinéma répond majoritairement à des clichés avilissants (voir, bien sûr, le tristement célèbre Naissance d’une nation de D. W. Griffith), s’incarnant notamment dans la pratique répandue du « blackface » qui voit des comédiens blancs grimés incarner des caricatures stéréotypées de personnes noires. Si, dans les années 50 et 60, le mouvement afro-américain des droits civiques contribuera à nuancer sensiblement les perceptions, les poncifs serviles ont la dent dure, hélas, particulièrement dans un certain cinéma de genre -voir notamment la figure du Noir esseulé qui meurt toujours en premier dans les films d’horreur.

Portrait de la jeune fille en feu
Portrait de la jeune fille en feu

Un contre-exemple rebelle: Du brûlot The Intruder de Roger Corman (1962) aux récentes productions de Jordan Peele ( Get Out, Us) en passant par Devine qui vient dîner… de Stanley Kramer (1967) ou le 12 Years a Slave de Steve McQueen (2013), les contre-exemples positifs ne manquent pas. Mais s’il y a bien un cinéaste qui incarne la lutte contre la discrimination raciale, c’est bien évidemment Spike Lee. En 1989, le natif d’Atlanta signe l’emblématique Do the Right Thing. Comédie dramatique bavarde au ton volontairement outré, cette plongée dans la vie d’un quartier profondément multiculturel -Brooklyn- chronique les relations conflictuelles entre Afro-Américains et Italo-Américains au son de l’éloquent Fight the Power de Public Enemy. Jusqu’au jour où un flic tue un Noir, tragédie qui conduira à une émeute… Porteur du combat qui traversera invariablement toute la filmographie de Lee, Do the Right Thing démonte les stéréotypes culturels sous l’égide conjuguée de Martin Luther King et de Malcolm X. Toujours d’une brûlante actualité…

3. Être femme

Rappel des faits: Initié par Laura Mulvey, théoricienne interrogeant les productions audiovisuelles au regard du genre, le concept de « male gaze », ou vision masculine, désigne le fait que la culture visuelle dominante impose au public d’adopter une perspective d’homme hétérosexuel qui fait bien souvent des femmes de simples objets de désir destinés à satisfaire son seul plaisir. Historiquement, le 7e art est ainsi marqué par une sur-représentation de protagonistes masculins et une sous-représentation de personnages féminins qui n’existent par ailleurs que dans leur relation aux hommes. C’est ce que certains appellent le syndrome de la Schtroumpfette. On lui oppose aujourd’hui le concept de « female gaze », soit, dans la définition donnée par Iris Brey,  » un regard qui donne une subjectivité au personnage féminin, permettant ainsi au spectateur et à la spectatrice de ressentir l’expérience de l’héroïne sans forcément pour autant s’identifier à elle« .

Un contre-exemple rebelle: Alice Guy, Germaine Dulac, Agnès Varda, Marguerite Duras, Chantal Akerman, Catherine Breillat, Jane Campion, Claire Denis, Andrea Arnold, Naomi Kawase, Kathryn Bigelow… Les noms d’immenses réalisatrices ayant traversé l’Histoire du cinéma en la marquant de leur empreinte mais surtout de leur regard de femmes sont bien là. Un film plus que tous les autres s’impose désormais en parangon du genre: l’incandescent Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma (2019). Scrutant la passion naissante entre une peintre et sa modèle dans la Bretagne corsetée du XVIIIe siècle, cette dernière met en scène un renversement complet du regard et, donc, de la représentation. Et ce petit miracle de cinéma, contre-toile embrasée marquée du sceau du désir et de la sororité, d’inviter à voir autrement, en total consentement. Assurément l’un des films les plus importants de ces 20 dernières années.

120 battements par minute
120 battements par minute

4. Sortir du placard

Rappel des faits: Massivement invisibilisée durant des décennies, la figure du gay ou de la lesbienne au cinéma est pendant longtemps associée à l’idée de blague et, surtout, de tabou. Sous le coup de la censure, elle n’existe bien souvent à l’écran que par allusions à la lourde charge symbolique, contribuant à perpétuer le côté secret, caché, honteux même, de l’homosexualité dans la société. C’est ce dont témoigne limpidement, en 1995, le documentaire The Celluloid Closet (littéralement Le Placard de celluloïd) de Rob Epstein et Jeffrey Friedman. Suivant l’idée qui veut que le cinéma contribue à tisser la trame de nos existences, le film démontre combien Hollywood, ce grand faiseur de mythes, a appris aux hétéros quoi penser des homos et aux homos quoi penser d’eux-mêmes. Avant que n’émergent, au début des années 60, puis davantage encore à partir des années 80, des représentations de l’homosexualité plus directes et (un peu) moins chargées de préjugés.

Un contre-exemple rebelle: Et si le vrai rebelle de La Fureur de vivre n’était pas tant Jim Stark, alias James Dean, que Sal Mineo, son ami fidèle qui finit par se révolter contre l’homophobie et l’exclusion de la société dans laquelle il évolue? La figure de l’homosexuel(le) rebelle traverse certaines oeuvres phares de Kenneth Anger, Paul Morrissey, Pier Paolo Pasolini, André Téchiné, James Ivory, Gus Van Sant, Alain Guiraudie, Lisa Cholodenko, Xavier Dolan ou Gregg Araki. Entre autres. En 2017, le Français Robin Campillo signe avec 120 battements par minute un film puissamment engagé qui revient sur les années sida à travers l’aventure collective d’Act Up-Paris, avant de resserrer ses enjeux autour d’un bouleversant drame personnel. Devant sa caméra, l’intime, plus que jamais, est politique. Et ce vibrant appel à la mobilisation de faire aussi oeuvre de mémoire. Indispensable.

Girl
Girl

5. Vers une transidentité

Dans l’éclairant docu Netflix Disclosure, des personnalités trans partagent leurs points de vue en analysant l’impact d’Hollywood sur leur communauté. Porté par un travail de montage assez vertigineux, le film met en lumière à quel point, depuis ses premiers temps, le cinéma a travaillé la question du travestissement dans le sens d’une féminité qui prête à rire, envisageant par ailleurs quasiment systématiquement la figure du trans en créature diabolisée, en freak ( lire par ailleurs) moqué, exclu ou à craindre. Plus problématiques encore sont les films qui jouent sur des révélations-twists comme The Crying Game de Neil Jordan (1992), par exemple, et sa fameuse scène du vomissement consécutif au dévoilement de l’appareil génital de sa jeune protagoniste, qui a, hélas, largement fait école depuis, notamment dans le registre de la comédie -de Ace Ventura à The Hangover Part II. Comme si l’existence même de personnes trans pouvait littéralement rendre les gens malades.

Un contre-exemple rebelle: Dans la foulée de conceptualisations salutaires sur la question de la transidentité dans le domaine de la philosophie (lire Paul B. Preciado, notamment), les lignes bougent enfin au cinéma. Si un Priscilla, Queen of the Desert ou un Hedwig and the Angry Inch avaient pu ouvrir la voie, La piel que habito de Pedro Almodóvar, Tomboy de Céline Sciamma, Una mujer fantástica de Sebastián Lelio, la série Pose et même, en un sens, le récent Monos d’Alejandro Landes ont, parmi d’autres, prouvé qu’il est possible de penser et de représenter la transsexualité en dehors des seuls clichés binaires aux obsessions hétéronormées. Bien qu’il ait été critiqué pour son approche doloriste, Girldu Gantois Lukas Dhont (2018) s’impose d’évidence en illustration phare d’une quête de transidentité envisagée comme héroïque et profondément émancipatrice.

Chaque semaine, gros plan sur un archétype du rebelle au cinéma.

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