EXTRAITS

La Fille inconnue

Lundi 25 mai

« Lendemain de clôture au festival de Cannes. Dans la matinée, le temps s’est couvert et m’a ôté tout regret de quitter la ville. Autrefois, nous restions quelques jours. Plus maintenant. Tous les jurés sont partis ou sur le point de le faire, m’a dit Laure Cazeneuve, qui a veillé sur eux pendant douze jours. « Jake Gyllenhaal et Xavier Dolan très tôt, suivis par Guillermo del Toro, Rossy de Palma à 10 h 30, les Coen à 11 heures puis Rokia Traoré et Sienna Miller entre 12 heures et 13 h 30 et Sophie Marceau en fin d’après-midi. » Hier, dominait déjà un parfum de tristesse. Les artistes sont des oiseaux de passage. »

Vendredi 11 septembre

« Les attentats du World Trade Center et leur commémoration effacent tous les ans un peu plus le 11 septembre comme jour « anniversaire » du putsch au Chili en 1973, mais je suis de ceux qui pensent chaque année à Salvador Allende et aux siens. J’étais enfant mais je me souviens parfaitement du déroulement du coup d’État. On nous en parlait en cours. Même un enfant grandi dans une famille réactionnaire aurait été sensible à ce qui s’était joué dans ce pays lointain, dont nous avions appris l’existence en même temps que ce qu’il endurait. À cette époque, les profs ou les pions n’hésitaient pas à alerter les élèves sur l’élémentaire indignation que suscitait telle ou telle atteinte aux droits de l’homme. Quelques mois après Allende, l’anarchiste catalan Puigi Antich avait fait l’objet, en mars 1974, d’une minute de silence au collège Paul Eluard de la ZUP des Minguettes, le jour où il fut garroté par Franco. Aujourd’hui, cela vaudrait au professeur qui s’y aventurerait pétition des parents, attaques politiques, mise au point du ministre et exclusion de l’Éducation nationale. Gloire à eux, aujourd’hui, là où ils sont. »

Jeudi 3 mars

« Les « Dardenne ». Pour deux frères, un seul mot, devenu une marque. Ils ont révélé de formidables talents: Jérémie Renier, Déborah François, Olivier Gourmet ou Émilie Dequenne et dans leurs deux derniers films, ont invité une actrice déjà consacrée à entrer dans leur monde: Cécile de France pour Le Gamin au vélo ou Marion Cotillard pour Deux jours, une nuit. Dans La Fille inconnue, que nous avons vu cet après-midi, c’est Adèle Haenel, éblouissante de beauté, effrayante de froideur, qui incarne une jeune médecin retraçant les dernières heures d’une femme africaine, cette « fille inconnue » à laquelle elle n’a pas porté secours.

Si un auteur se juge à la constance de ses thèmes, alors on en retrouve quelques-uns: un engagement social de chaque instant, la solitude dans les sociétés industrielles, le sort fait aux minorités, l’intransigeance d’une démarche qui mêle la rigueur d’une mise en scène et le refus des compromis scénaristiques. Trop peut-être et de façon trop homogène: on atteint les limites d’un style qui semble se répéter (ce que personnellement, je ne trouve pas) et un mode dramaturgique volontairement atone mais qui déconcerte. De fait, le film suscite quelques réserves dans le comité, mais sa présence en compétition ne fait aucun doute. Nous donnerons du grain à moudre à ceux qui fustigeront leur présence renouvelée. Quand la presse évoque les « abonnés cannois », c’est souvent les Dardenne qu’elle vise. On s’en fiche. Ce cinéma-là reste impérieux. Compétition 2016: ça en fait cinq. »

Jeudi 31 mars

(…) « Enfin, parmi les grandes réalisatrices, il n’est guère que Kathryn Bigelow qui ne soit pas venue au jury et la vérité que je dois à ce journal m’oblige à dire que si elle n’est pas une réalisatrice « cannoise », c’est entièrement de notre faute. En effet, elle nous avait montré Démineurs et nous ne l’avions pas retenu. La version du film n’était pas définitive, on était en fin de sélection, épuisés, on est passés à côté. Il est parti à Venise, il a gagné sur la Lagune, et six mois plus tard l’Oscar du meilleur film, battant Avatar cette année-là. Sur le podium mondial de nos plantages, il y a donc Démineurs! Je n’ose jamais revoir un film refusé, de peur de me morfondre deux fois: ne pas l’avoir pris, et finalement l’aimer quand même. D’autant que j’ai toujours adoré les films de Bigelow (Blue Steel, Point Break, Strange Days ou, depuis, Zero Dark Thirty) -il a fallu qu’on reste imperméables au seul film qu’elle nous a jusqu’à présent soumis à la sélection. Je vais passer outre à ma confusion et lui proposer d’être au jury. Si elle m’envoie balader, je l’aurai bien mérité. »

Vendredi 13 mai

« Tout à l’heure, le jury arrivait de la projection du Ken Loach. Donald Sutherland s’est approché, m’a remercié. Il a tenté de parler du film et ses yeux se sont embués. Ca n’a duré que d’infimes secondes. Drôle de voir un géant, au sens propre comme au figuré, être à ce point bouleversé. Kirsten Dunst avait mis ses lunettes noires et ça n’était pas un truc de star. Je n’ai pas été surpris: Moi, Daniel Blake nous avait mis par terre, en avril, et depuis hier, il en est allé de même, aux projections de presse et au Marché. À part ça, que deux jurés ne masquent pas leur émotion ne signifie rien d’un palmarès futur: ça n’est que deux voix sur neuf et la compétition est encore longue. »

Vendredi 20 mai

« Tough Morning », me dit Sean Penn en arrivant au photocall. Jean-Pierre Vincent et Stéphane Célérier ont leur tête des mauvais jours, Mara Buxbaum, la publiciste de Sean, a les larmes aux yeux. La catastrophe s’est produite. La presse rejette The Last Face. Depuis ce matin, des textos me parviennent par dizaines. « Les journalistes voulaient se payer un film depuis trois jours, dit quelqu’un. Ils se sont jetés sur celui-là. » Non, on peut toujours chercher une explication mais il n’y en a qu’une: le film ne plaît pas. La foudre va lui tomber dessus. Et je connais les lois cannoises: Sean sera traité comme un moins-que-rien. Je m’en sens coupable, parce que c’est un ami, parce que je l’ai emmené là. Il va juste falloir vivre avec ça. »

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