EN PRISE SUR UNE HUMANITÉ DÉPRESSIVE SINON DÉSESPÉRÉE, LA 71E MOSTRA DE VENISE A DONNÉ À VOIR LE MONDE COMME IL NE VA PAS, MOTIF PRATIQUEMENT UNIFORME D’UNE SÉLECTION DÉCLINANT TOUTES LES NUANCES DU GRIS

Cela n’a rien d’un scoop: le monde va mal, et la 71e Mostra de Venise s’en est largement fait l’écho, dont les toiles n’ont cessé de décliner, jusqu’à plus soif, les thèmes de la dépression, de la déshérence ou du suicide, parmi d’autres motifs à la morosité assumée. Tout au plus s’il s’en sera trouvé l’un(e) ou l’autre pour y apposer quelque touche d’humour, voire pour tenter de contrebalancer la sinistrose ambiante par un appel qui du romanesque, qui du merveilleux.

Couronnant A Pigeon Sat on a Branch Reflecting on Existence, de Roy Andersson, le jury présidé par le compositeur Alexandre Desplat a, ainsi, parfaitement traduit la tonalité neurasthénique d’ensemble de la sélection. Apportant une conclusion magistrale à sa trilogie sur la condition humaine entamée en 2000 avec Chansons du deuxième étage, et poursuivie sept ans plus tard avec Nous, les vivants, le réalisateur suédois s’interroge, avec son laconisme désabusé coutumier, sur ce qui s’apparente au sens de la vie. Entreprise conduite avec une maîtrise esthétique bluffante -son film, qui emprunte par ailleurs largement à l’art du muet, est composé de plans-séquences qui sont autant de tableaux fascinants-, mais aussi un sens de l’humour absurde, qui fait le sel de saynètes tragi-comiques où sont conviés des zombies ordinaires, semblant manquer de force pour se suicider, à moins qu’ils ne soient déjà morts. Ainsi de ces deux vendeurs ambulants de farces et attrapes qui donnent son fil distendu à un film survolant un monde en déliquescence, perspective à laquelle Andersson associe l’Histoire le temps d’un défilé des armées de Charles XII ou d’une scène coloniale saisissante. Et à la fin, la branche casse, semble-t-il ainsi nous annoncer, augurant de la fin d’un monde en veillant toutefois à y mettre les formes, tant il y a là aussi l’expression d’une nature néanmoins bienveillante, on y reviendra…

Evoluant au carrefour de la petite et de la grande Histoire, de l’intime et de desseins plus vastes, Andersson opère, en quelque sorte, la synthèse des courants qu’a donnés à voir le Festival. « Nous sommes tous en danger! », assène Pasolini à Furio Colombo, venu l’interviewer quelques heures avant sa mort. L’artiste et intellectuel italien, dont Abel Ferrara tire le portrait impressionniste dans un film sobrement intitulé Pasolini, n’a pas seulement le sens de la formule; sa pensée figure comme en surimpression de cette Mostra inscrite dans les dépressions de mondes voués à la disparition, quand ce ne sont pas celles d’êtres qui perdent pied, voire les deux à la fois, associées dans quelque tourbillon affolant.

Cornaqué par Leonardo Padura, Laurent Cantet s’invite, par exemple, à Cuba, plantant sa caméra sur un toit de La Havane pour y faire, en compagnie des cinq protagonistes de Retour à Ithaque, le réquisitoire d’un système, et l’inventaire de la peur qui les a tenaillés, jusqu’à ruiner leur existence. Cette angoisse, on la retrouve, omniprésente, sur les écrans de Loin des hommes, de David Oelhoffen, avec le conflit algérien en toile de fond, comme de Good Kill, d’Andrew Niccol, où elle nourrit la guerre technologique, désincarnée mais tellement matérielle pourtant. Elle est là, encore, muette et assourdissante, au coeur de The Look of Silence, telle un cancer rongeant la société indonésienne 50 ans, ou presque, après un génocide resté impuni. La peur, toujours, rôde, sourde et obsédante, dans Nobi, de Shinya Tsukamoto, remake du film éponyme de Kon Ichikawa. Ou vient, insidieuse, ronger les êtres -peur du vide chez Birdman, l’acteur courant après le souvenir de son succès chez Alejandro Gonzalez Inarritu; peur de la vie, tout simplement, chez Manglehorn, le personnage muré dans le souvenir d’un ancien amour imaginé par David Gordon Green. Ou celle d’échouer, qui fait que l’on vendrait tout et jusqu’à son âme, que l’on soit tennisman en devenir comme l’ado de Terre battue, de Stéphane Demoustier, ou ouvrier de la construction prêt à tirer profit du désarroi consécutif à la crise des subprimes, aux Etats-Unis, à l’image d’Andrew Garfield dans 99 Homes, de Ramin Bahrani.

Quand il n’y en a plus, il y en a encore, tant le Septième art semble, à vrai dire, ne jamais en avoir assez de ce monde en crise: Ulrich Seidl n’en finit plus de décomposer la misère autrichienne dans Im Keller; la mini-série Olive Kitteridge, de Lisa Cholodenko, décline les perspectives suicidaires d’une petite communauté américaine; les Anime Nere de Francesco Munzi portent bien leur titre, qui laissent le paysage calabrais se refermer, inexorablement, sur leurs protagonistes -même la Cosa Nostra n’est plus ce qu’elle était; quant au Red Amnesia,de Wang Xiaoshuai, il évoque en creux une société malade de n’avoir pas soldé les comptes du passé,…

Réenchanter le monde

Si certains, comme Benoît Jacquot dans 3 coeurs par exemple, s’échappent vers le romanesque, d’autres cherchent une issue dans un troublant appel du merveilleux, manière de signifier, diront les pessimistes, que la situation est objectivement irrémédiable. A moins, bien sûr, qu’il ne s’agisse de faire écho à un Jacques Demy qui s’employait à « réenchanter le monde » (et dont Les Demoiselles de Rochefort apparaissent en trompe-l’oeil dans La Rançon de la gloire). Christophe Honoré offre ainsi, dans Métamorphoses, une transcription littérale d’Ovide dans la France contemporaine, en une démarche qui, non contente de bousculer les conventions cinématographiques, ouvre un stimulant espace de liberté. Dans un ordre d’idées comparable, une petite bouffée de magie vient à l’aide de Manglehorn, tout comme un fantôme bienveillant s’installe au chevet de la digne vieille dame de Red Amnesia, et l’on ne parle que pour la forme du doux délire de Quentin Dupieux qui, dans Reality, fait de la mise en abîme mieux qu’une figure de style, un art de vivre.

Quant à Fatih Akin et Xavier Beauvois, ils en appellent l’un et l’autre l’esprit de Chaplin. Le premier pour offrir une respiration providentielle à son désespérant (dans tous les sens du terme) The Cut, épopée lourdingue évoquant le génocide arménien; le second, pour nourrir un stimulant jeu de miroirs où il fait se confondre réel et imaginaire, comme si Charlot s’était échappé, l’espace d’un instant, de la toile de nos souvenirs pour illuminer le quotidien nécrosé des deux bras cassés s’échinant à réclamer La Rançon de la gloire. Ces deux-là en ont bien besoin, en effet, le réalisateur français semblant avoir entendu un Roy Andersson qui nous confiait que « le manque d’empathie est l’un des pires maux dont souffre notre époque »…

TEXTE Jean-François Pluijgers, À Venise

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