Épisode 8: les lunettes de soleil

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Dans l’imaginaire populaire, la plage est attachée à une certaine idée du plaisir hédoniste, du farniente, du bronzage et des jeux d’eau. Se rendre à la plage, c’est laisser derrière soi les soucis du quotidien pour se livrer tout entier à la joie d’être un corps. Même si cette image n’est pas fausse, il y manque toutefois un corollaire important. Ce corollaire est le suivant: à la plage, se retrouver comme corps, cela implique aussi de retrouver une panoplie de corps autres. À part pour quelques moments édéniques de solitude, la plage demeure un espace social, un espace où être ce que l’on est requiert une négociation avec ce que les autres croient aussi être. Pour pouvoir effectuer la mesure exacte du contexte autorisant la jouissance de son corps propre, il faut donc se livrer à une activité bien plus prenante que ce que véhicule l’image d’Épinal de la dolce vita balnéaire: il faut mater. Or, mater est très indiscret. Pour pouvoir reluquer à l’aise les corps des autres et en évaluer la place, le rôle, le style, et ainsi de suite, rien de mieux qu’un ustensile dont la fonction première semble au contraire de rendre le regard plus difficile, plus lointain: les lunettes de soleil. Par un autre paradoxe typique des plages, les lunettes de soleil ont en effet pour but d’assombrir le spectre de la vision afin d’éviter que les rayons de l’astre ne viennent cramer nos délicates pupilles. Mais assombrir le paysage a aussi pour conséquence secondaire de dissimuler les pupilles en question, leur permettant de s’exercer à l’art délicat de voir sans être vu. Avec les lunettes de soleil, la plage récupère donc la dimension sociale essentielle que l’idée de « vacance » a pourtant pour but d’évacuer: celle de la surveillance. La plage, espace de liberté, se transforme grâce à elles en son inverse -à savoir en un nouveau panoptique, dans lequel chacun joue le rôle du maton chargé de la surveillance des voisins. Avec les lunettes de soleil, l’enfer, c’est vraiment les autres.

Chaque semaine, le pop philosophe Laurent de Sutter arpente le bord de mer et dissèque les objets indispensables des vacances.

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