C’est en jouant des coudes pour tenter de capturer des yeux les monstres échappés de l’imaginaire délicieusement loufoque de Tim Burton, à l’expo que lui consacre en ce moment la Cinémathèque française, qu’on s’est demandé si le réalisateur déjanté d’ Edouard aux mains d’argent serait devenu ce génial conteur de l’étrange s’il était né 30 ans plus tard. Sa douce folie, qui est le carburant de son moteur artistique, a germé en grande partie dans le jardin secret de sa jeunesse. Garçon solitaire à l’humeur vagabonde peu compatible avec la sainte trinité famille-bible-patriotisme en vigueur à Burbank, il a trouvé refuge dans les sous-sols culturels, s’enfilant les films de monstres et de la Hammer, avant de flirter avec la scène punk californienne. Pour échapper à un monde climatisé, il a créé le sien. Avec ses créatures improbables, ses couleurs flashy, sa poésie macabre, son humour grinçant. S’il devait passer pour le mec bizarre du coin aux yeux des petits camarades qui ont enfilé le costume de l’American way of life, personne n’aurait pu l’empêcher de s’adonner, à l’abri des regards moralisateurs, à ses passe-temps d’outre-tombe. Un enfant des années 2000 équipé du même tempérament iconoclaste aurait-il encore la possibilité d’échapper au poison du qu’en-dira-t-on quand, de Spotify à Yahoo, tout ce qu’il écoute ou lit sur la Toile est automatiquement porté à la connaissance de son entourage. Petit rappel pour ceux qui auraient un train digital de retard: la dictature de la transparence, maquillée en esprit de partage vaguement hérité des hippies, impose désormais que tous ses « amis » Facebook soient informés en temps réel de ce qu’on écoute sur le juke-box numérique. Même chose pour les articles lus sur les sites d’info de Yahoo ou du Washington Post, dont une trace s’affiche instantanément sur le « mur » visible de tout le voisinage. Ça n’a l’air de rien comme ça, l’initiative pourrait même paraître sympathique à première vue, mais cette exhibition forcée risque fort d’inhiber les artistes en herbe. Les voyeurs n’ont même plus à se sentir un peu coupable en allant farfouiller dans les poubelles de notre intimité, leur contenu est livré sur un plateau par ces logiciels espions. Pour éviter les cancans, beaucoup choisiront donc de filer droit et éviteront les terrains artistiquement ou éthiquement glissants pourtant fertiles à la création. Aux Pays-Bas, protestantisme oblige, la tradition veut que les rideaux aux fenêtres côté rue laissent le champ libre aux regards des passants, pour bien montrer qu’on n’a rien à cacher. Internet va encore plus loin en inventant la maison de verre… Dans cet environnement propice à l’autocensure, le réalisateur de Mars Attacks aurait-il eu le cran d’enfiler à la chaîne des navets ou d’exposer ses dessins joyeusement morbides à la face du monde, avec le risque d’être jugé au mieux de cinglé, au pire de déviant. Dans un monde suspendu aux mamelles de l’exhibition et du voyeurisme, la discrétion est perçue comme une mauvaise herbe à éradiquer. C’est oublier que l’imaginaire n’a pas de frontières. Et que le cantonner dans les limites du bon goût en le plaçant sous les projecteurs 24 heures sur 24, c’est le tuer à petit feu. Foi de Burton. l

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PAR LAURENT RAPHAËL

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