De la lune à la dinde

© LEE BALTERMAN/THE LIFE PICTURE COLLECTION VIA GETTY IMAGES

La lune, c’est très surfait. Le silence, par exemple, faut oublier parce que dans la grosse bulle du casque, les types au sol ne vous lâchent pas une seconde, ça ressasse sans fin, ça grésille, ça hachure et en plus il faut soi-même ressasser pour les rassurer. La mer de la Tranquillité, c’est pas une mer et c’est vraiment pas tranquille! Quant à l’intimité, personne n’avait jamais été aussi regardé de toute l’Histoire de l’humanité. Et je ne parle pas de l’exposition médiatique (avant même celle aux radiations). À notre retour, on a reçu bien plus que nos poids en confettis, bien plus que la vingtaine de kilos de minéraux lunaires ramenés sur terre. C’est nettement plus calme ici, dans l’Arkansas. Bon, je ne regrette pas d’avoir participé à cette mission, c’était quand même quelque chose, mais aujourd’hui, le mot Apollo a pris un côté vintage pour ne pas dire vieillot. Il n’y a qu’à regarder cette photo où une famille américaine admire le premier pas de Neil sur la lune, ceux de Michaël et pas du tout les miens parce que je suis le type resté à bord. Quand elle m’a quitté, deux ans après mon retour, Eileen m’a carrément traité de loser devant nos avocats respectifs! Selon elle, les deux autres épouses, celles des marcheurs, la regardaient de haut à chacune des innombrables réceptions qui fêtèrent le succès de la mission. Leurs maris avaient foulé le sol lunaire, elles pouvaient toucher, masser, grattouiller ces pieds historiques, moi j’étais resté encapsulé, planqué dans les coulisses. À ses yeux, j’étais une sorte de garçon d’ascenseur, de mécano, à se demander pourquoi on m’avait donné un scaphandre identique à celui des autres, blanc, plutôt qu’un couleur bleu de chauffe. De son point de vue, à cause de mon manque d’ambition, on stagnerait à jamais sur la troisième et dernière marche du podium. Elle est partie avec un éleveur de poulets du Kentucky. Sans doute le number one des producteurs de poulets de cet État! Finalement, elle aura eu ce qu’elle mérite. Pour revenir à ce cliché, on voit que les collègues sont relégués au second plan, flous sur l’écran, presque réduits à l’état de taches blanches et c’est pour cela qu’il s’agit d’une image profondément réaliste alors même qu’elle transpire un casting et une mise en scène aussi affûtés qu’un lancement à Cap Canaveral. Car cette famille américaine qui se veut idéale représente les États-Unis d’Amérique, c’est elle qui, à travers le succès de la mission Apollo 11, a mis un bon coup de batte de baseball sur le crâne épais des Soviétiques. Il est donc juste qu’elle soit représentée toute souriante, décontractée, confiante, dans un intérieur spacieux, confortable, tandis que Neil et Michaël sont sertis dans l’écran comme en une de ces petites boules à secouer pour y faire neiger. Les responsables ont sans doute hésité à y adjoindre un chien. J’imagine les communicants établir le cahier des charges: de gabarit moyen, suffisamment poilu, noir et blanc, avec des oreilles tombantes mais en-deçà de l’affaissement, aux crocs blancs; un solide et sympathique chien américain qui aurait renvoyé la pauvre Laïka aux chenils de l’Histoire. Il est vrai qu’un chien renforce le côté famille, mais moins le côté américain. Le pygargue, très états-unien, aurait été parfait comme symbole pour le logo de la mission, mais il est très peu familial, impossible à intégrer dans un sweethome. La pierre, le bois, le foyer ouvert indiquent qu’il s’agit d’un chalet, que l’on imagine bâti dans la magnifique nature américaine, une résidence secondaire comme pouvaient s’en offrir les Américains des années 60, tandis que les Soviétiques s’entassaient dans de lugubres appartements communautaires sans télé ni hamburgers à partager autour d’un pack de Bud bien fraîches, ni Ford Mustang sur le parking, mais rêvaient d’une Trabant en mangeant de la bouillie d’orge.

Aujourd’hui, je vis dans l’Arkansas, au coeur d’un comté d’élevages de dindes qui au début me rappelaient désagréablement les poulets du Kentucky. De grosses dindes fermières parfaites pour les Thanksgivings des familles telles que celle du cliché. Les premiers temps de mon installation, peu de temps avant cette fête, j’avais remarqué le très grand nombre de branches brisées, l’attribuant au poids des dindes venues s’y percher après s’être enfuies à l’approche des fêtes, car ayant pressenti (ah l’instinct!) que ça allait être la leur, de fête; des dindes marrons, en quelque sorte, comme on nommait les esclaves en fuite vivant cachés dans les forêts ou les montagnes, j’arrête là parce que rebondir sur dinde et marron serait tomber dans la facilité, les deux font trop bien la paire. Mais non, ces arbres avaient été saccagés par des chutes de neige précoces et massives. L’Arkansas connaît un froid continental n’excluant pas de brusques épisodes neigeux. Un froid qui reste modéré même dans les montagnes Ouachita, lesquelles ont su arrêter leur croissance à une hauteur raisonnable, offrant de ce fait les avantages d’une certaine altitude sans pour autant devoir subir les inconvénients des très hauts sommets: blizzards épouvantables, avalanches, cannibalisme après un crash en avion dans une zone inaccessible aux secours; ceux qui survolent l’Arkansas ne seront donc jamais contraints de survivre en mangeant leurs semblables. Bon, je m’emporte un peu! À vivre isolé, mon imaginaire dépérit ou s’emballe selon les cycles lunaires. Mais j’insiste, cette montagne est vraiment accueillante, très peu sélénienne, très peu eileenienne. Elle épargne aux randonneurs les crevasses homicides, les averses de roches, les rencontres animales inappropriées. On peut l’aimer sans aimer les entorses, les amputations après gelures, les hélitreuillages d’urgence.

L’élevage de la dinde est ici une tradition qui perdure tant bien que mal. Ces énormes volatiles élégamment vêtus de noir, d’un gris anthracite agrémentés d’une touche de blanc que rehausse le rouge flamboyant de leur tête, offrent une chair ferme et savoureuse. C’est une dinde solide, authentique, une dinde américaine. Comme tout produit d’exception, il est rare: ses effectifs annuels (pour parler comme les naturalistes) ne dépassent pas le millier contre plusieurs milliers à l’époque de cette photo, car le volume des fours contemporains est insuffisant pour contenir une bête de huit kilos ou plus, les familles éclatent sans toujours se recomposer, l’exode rural fait disparaître les fermes où on l’élève. L’histoire de la dinde arkansasaise est celle aussi de la société américaine, même si plus discrètement que celle de la conquête spatiale.

Pour en revenir à ce cliché, j’y habite. Le chalet. J’habite le chalet où a été prise cette photo. Il y a quelques années, j’ai voulu m’installer au grand calme dans cet État où mes parents m’emmenaient en vacances. Lorsque l’agent immobilier me l’a fait visiter, j’ai ressenti une vague impression de déjà-vu. Le mobilier, la décoration, la fausse famille n’étaient bien sûr plus là. C’est très récemment, en rangeant la cave, que j’ai retrouvé cette photo dans un carton de factures. Je l’ai fait agrandir, encadrer et installer là-même où était le téléviseur. Il me semble que Dinky, mon chien américain, perçoit que quelque chose me relie à elle, cette chose figée, inodore où flottent les fantômes de Neil et Michaël. À chaque anniversaire de la mission Apollo 11, un journal me propose d’écrire un souvenir inédit, un avis sur les voyages vers Mars, quelque chose en lien avec le cosmos. Je refuse toujours. C’est fini, le passé ne m’intéresse plus, j’attends le jour où un homme, ou une femme, marcheront sur Mars. Peut-être un Chinois, une Chinoise s’ils la jouent marketing ( » le communisme est non seulement un humanisme, mais aussi un féminisme« ). Mais je ne serai plus là pour voir ça. Par contre, je pourrais bien, un de ces jours, écrire un papier sur l’élevage de la dinde arkansasaise, laquelle m’intéresse de plus en plus, peut-être parce que ce volatile est plus ou moins cloué au sol, n’ayant plus guère l’usage de ses ailes et pesant son poids. Un peu comme moi. Je braque mon télescope bien plus souvent sur les fermes voisines que sur la Lune. Les dindes, je commence à les connaître aussi bien que les cratères lunaires. Je m’en sens solidaire; elles et moi sommes des victimes collatérales des Thanksgivings qu’elles passent au four et que je passe seul, avec Dinky, devant les fantômes de Neil et Michaël, lui en mangeant ses croquettes, moi n’importe quoi sauf de la dinde.

Chaque semaine de l’été, un écrivain imagine une nouvelle inédite inspirée librement par une photo emblématique du premier voyage sur la lune, il y a tout juste 50 ans.

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