PRINCE BLANC-NOIR MODERNISANT LES SPLENDEURS D’ANCESTRALES NÉGRITUDES MANDINGUES, SALIF KEITA SERA BIENTÔT À COULEUR CAFÉ AVEC UN NOUVEL ALBUM QUI ARROSE LE DANCE FLOOR SANS GOMMER L’INFINI AFRICAIN.

Le Zénith de Lille est une grande huitre caverneuse qui donne envie de rentrer tout de suite à la maison. Surtout en cette fin d’après-midi où le soundcheck absorbe la rituelle décongélation d’avant-concert. Le son gras d’une demi-douzaine d’instrumentistes s’ébroue paresseusement, on règle les lumières, on réchauffe le moteur tiède. On ne repère pas d’emblée un chapeau melon sombre et une paire de lunettes design, plantés devant le micro central. La voix de Salif Keita -il s’agit bien de lui- est instantanément éblouissante, supersonique volatile, actualisant le vieux slogan d’Ali: « Float like a butterfly, sting like a bee. » C’est moins une question de superlatifs que de fréquences. Celles de Salif Keita, né albinos en 1949 dans une famille de descendance noble pour laquelle la musique n’est pas une option, ramènent tout de suite à la matrice, à cette première fois où on entend sa façon de fendre les nuages, haute et puissante, au milieu des années 80.Alors qu’Actuel est en extase priapique devant la sono mondiale, on rencontre Salif dans un resto africain de Paris, réservé, discret sur ses blessures de gosse albinos envoyé aux champs par le père pour éloigner singes et oiseaux pilleurs de maïs. Son goût du chant y naîtra. Découvert au Festival des Musiques Métisses d’Angoulême en 1984, il embrasse une carrière internationale quatre ans plus tard au concert pour Nelson Mandela à Wembley. La planète en mondovision est bluffée par ce blues malien, servi dans les voyelles majeures du malinké et du bambara.

Le métissage culturel aujourd’hui banalisé (…) débarque alors dans une Europe encore très blanche, peinant à digérer ses « aventures coloniales ». Salif: « Je suis arrivé en France en 1983 et me suis installé à Montreuil, le « Petit Bamako », près de Paris, là où la communauté malienne était très présente. J’ai tant appris en France sur la musique, les affaires, le métier. » La colonisation? « (il hésite) Je peux comprendre qu’on cherche à faire reconnaître à la France et aux autres colonisateurs les crimes commis en Afrique, mais c’est vite oublié qu’il y avait des bonnes choses, l’éducation, la construction de routes et qu’on crevait moins de faim (une pause longue). Franchement, s’il n’y avait pas eu la colonisation, on en serait peut-être encore réduit à l’état sauvage… »

La phrase choquera les intégristes et les rêveurs. Mais pour le gamin qui a grandi dans les sables du Mali -deux fois et demi la France-, l’indépendance, déclarée à l’été 1960, marque aussi la période de dégrisement vers l’âge adulte. Et la cruauté d’une culture où l’albinos est au mieux un paria, souvent marginalisé au sein de sa propre famille. Le jour où Salif rate ses examens d’instituteur pour cause de vue déficiente et annonce à ses parents -descendants en ligne directe du fondateur de l’Empire du Mali, Soundjata Keita- qu’il sera musicien, il scelle une forme de rupture définitive. « Ils ne l’ont jamais accepté. Avant de mourir, ils m’ont tous deux souhaité une seule chose: pouvoir vivre un jour sans la musique. « 

Chanteur-agriculteur

Dans la loge Alain Bashung du Zénith, le chauffage poussé à fond, Salif se souvient des premiers groupes, de son Rail Band, de Bamako où il a parfois vécu en rue, abonné au buffet-hôtel de la gare malienne, de l’exil à Abidjan où il enregistre son premier album dès 1978. Il faudra encore neuf années avant qu’Island, éternel découvreur de talent, sorte son disque inaugural en Occident. C’était il y a un quart de siècle. Une dizaine d’albums et quelques labels plus tard, l’artiste malien est à nouveau signé chez Universal, département Classics & Jazz. Malgré le refrain des budgets peau de chagrin, l’actuel Talé est produit avec des moyens et de la ressource. « Je voulais faire un album dansant tout en gardant les mélodies africaines », explique Salif, qui enregistre d’abord des maquettes dans son studio Moffou à Bamako. Son éditeur lui propose de travailler avec Philippe Cohen Solal, célébré pour ses trois albums avec Gotan Project. Le résultat, éclectique et dansant, sans bâtardise mode, est emporté par un tourbillon d’influences et trois duos bien taillés, dont l’inventif Simby partagé avec Bobby McFerrin. Les fondements du disque, posés dans la capitale malienne, migrent ensuite vers Paris où Cohen Solal les électroniseen pensant au New York des années 80 (lire par ailleurs). Le trajet inverse de celui de Salif, revenu habiter au Mali en 2004 après deux décennies basées en France. Le chanteur-entrepreneur y possède un studio, une radio, une île-refuge pour musiciens, investit dans le foot local et dans l’agriculture, persuadé que le Mali a besoin d’atypiques comme lui. En 2007, le citoyen Keita se présente aux urnes et rate un poste à quelques centaines de voix près. Si posé dans la conversation, Salif s’enflamme sur le sujet de la politique: « Je pense qu’il y a eu des tricheries et d’ailleurs je me représenterai aux prochaines élections. Il faut absolument stopper la corruption et empêcher l’armée, toujours dans l’ombre, de profiter de la confusion et des 80 % d’analphabétisme. C’est facile d’acheter une voix avec un tee-shirt. Une partie de la radicalisation islamique vient de là.  » Le nouveau disque ne traite pas de ces blessures mais certaines de ses chansons précédentes l’ont fait, fustigeant la corruption ou l’intolérance envers les albinos. Ce musulman, père de douze enfants, considéré en 2011 par le magazine Forbes comme la « septième célébrité la plus puissante d’Afrique », est un pacifiste combattant. Il ne rêve pas de mourir en scène mais de développer au pays ses propres perspectives d’agriculteur, de donner à manger aux Maliens. Et puis, il y a sa peau, son albinisme, qui le définissent tellement. Sur son site américain (www.salifkeita.us), il parle largement de sa Salif Keïta Global Foundation Inc., ONG qui lutte contre les préjugés envers les albinos. Sa propre fille, Nantenin, née en 1984, a d’ailleurs hérité de cette maladie génétique, déficit de production de la mélanine: malvoyante, elle a déjà décroché plusieurs médailles d’athlétisme dans les compétitions paralympiques. Une autre progéniture, sept ans à peine, quant à elle, fait balancer Natty sur le nouveau disque. Swing, sport et dignité: sacrée famille.

SALIF KEITA, TALÉ, DISTRIBUÉ PAR LC MUSIC, ***

EN CONCERT À COULEUR CAFÉ LE 30 JUIN À 21 H, WWW.COULEURCAFE.BE

RENCONTRE PHILIPPE CORNET

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