DEPUIS QUELQUES ANNÉES, LES STUDIOS LAIKA, À PORTLAND, S’EMPLOIENT À REDONNER DES COULEURS À L’ANIMATION EN STOP MOTION. TOUR DU PROPRIÉTAIRE À L’OCCASION DU TOUNAGE DES BOXTROLLS, TROISIÈME LONG MÉTRAGE MAISON.

Orson Welles a comparé, un jour, le cinéma au plus beau train électrique dont puisse rêver un enfant. Et c’est l’impression qui prévaut, alors que l’on découvre à Hillsboro, dans la banlieue de Portland, les studios d’animation Laika, ainsi baptisés d’après une petite chienne, premier être vivant à avoir jamais voyagé dans l’espace. C’était le 3 novembre 1957, à bord du satellite soviétique Spoutnik 2, et plus de 50 ans plus tard, il est toujours bel et bien question de décrocher les étoiles dans ce coin de l’Oregon. Fondée en 2005 par Phil Knight, le président de Nike, la compagnie américaine s’est en effet spécialisée dans la production de longs métrages en stop motion (filmés image par image, avec le concours de marionnettes), démarche quelque peu anachronique et non moins gonflée à l’heure où le numérique tend à dicter sa loi sur le monde de l’animation. Audace payante, toutefois: de Coraline, en 2009, en ParaNorman, en 2012, le studio a réussi à imposer sa griffe singulière, devant autant à la technique employée qu’à la tonalité, d’une noirceur assumée, de ses films -nul hasard si le premier d’entre eux fut confié à Henry Selick, réalisateur auparavant de A Nightmare Before Christmas.

Mettant en scène de petites créatures vivant dans les égouts, et effrayantes de prime abord, The Boxtrolls s’inscrivent ainsi dans la lignée des productions maison. Ils en traduisent toutefois une évolution significative, chaque film semblant gagner en ampleur par rapport à son prédécesseur. « Il s’agit toujours d’amener le studio au stade suivant, souligne le producteur David Ichioka en guise d’introduction à la visite. Un peu comme si on faisait un film en images réelles dont il s’avérerait que les personnages sont… des marionnettes. » « Un élément qui nous rend différents, c’est que nous avons adopté la technologie qui a tenté de nous éradiquer, renchérit Travis Knight (lire son interview par ailleurs), boss du studio, mais aussi chef-animateur sur les Boxtrolls, que l’on rencontre d’ailleurs au détour d’un imposant décor. Nous partons de cette magnifique forme d’expression faite à la main qu’est la stop motion, et nous l’infusons avec des techniques dernier cri pour obtenir un résultat optimal… »

La caverne d’Ali Baba

Trois ans ont été nécessaires à la réalisation du film, développement compris, le tournage courant pour sa part sur 18 mois. Au plus fort de la production, l’équipe a compté jusqu’à 340 personnes. Et s’ils sont sensiblement moins nombreux à s’affairer dans les différentes unités et sur les décors par cette froide journée de décembre, alors que 75 % du long métrage ont été bouclés, l’effervescence est toujours palpable. S’inviter dans les différents départements -création des personnages, conception des costumes, accessoires, Rapid Prototyping, plateaux de tournage…-, c’est un peu comme pénétrer dans la caverne d’Ali Baba, tant il y a là profusion d’éléments les plus divers. Inspiré du roman Here Be Monsters!, d’Alan Snow, The Boxtrolls est le premier film d’époque des studios, puisqu’il se situe dans quelque bourgade imaginaire de l’Angleterre victorienne. Il raconte l’histoire d’Eggs, un enfant recueilli par des petits « monstres » que tente d’éliminer un vil exterminateur, l’abominable Archibald Snatcher. « C’est Oliver Twist rencontrant Terry Gilliam », résume Anthony Stacchi, coréalisateur du film. « C’est très Monty Python par l’humour, opine son compère Graham Annable, avec encore un soupçon de Delicatessen. Mais c’est aussi, fondamentalement, une histoire toute simple, celle d’un orphelin élevé par des monstres et se demandant où se trouve sa place dans le monde. » Le tout, à la mode Laika, cela va sans dire.

La plongée dans cette Angleterre dickensienne en modèle réduit est rien moins que saisissante. L’équipe du film s’est employée à en restituer toutes les nuances, et jusqu’aux moindres détails, essentiels il est vrai en stop motion. L’action se déroulant à Cheesebridge, ville dont les notables sont friands de fromages, les accessoiristes se sont ainsi amusés à produire des fromages de toutes sortes et de toutes tailles -ne manque, pour ainsi dire, que l’odeur. Et le reste, frontons des maisons, ruelles pavées, enseignes, étals du marché…, est au diapason, d’une stupéfiante précision. Ainsi encore, de la garde-robe des différents protagonistes, confiée à Deborah Cook, costumière britannique qui avance un large panel d’inspirations pour créer les 200 costumes du film -peintures d’Eugène Delacroix, Ballets russes d’Alexandre Benoît, et jusqu’aux teddy boys des années 50. Et l’on ne parle même pas des boîtes en carton recyclé habillant les Boxtrolls, dont elle confie qu’elles ont fait l’objet d’essais empiriques.

Cohabitation harmonieuse

Quant aux poupées, au nombre de 190 dans le film, elles ont, outre un savoir-faire éprouvé, bénéficié des dernières trouvailles technologiques. Ainsi, l’unité Rapid Prototyping recourt-elle largement à l’impression en 3D pour l’animation faciale des personnages; un procédé débouchant sur une « banque » de visages en volumes aux nuances infinies -il y en a eu 53 000 pour le film, dont 15 000 pour le seul Eggs, et le résultat est tout simplement bluffant. C’est aussi, incidemment, l’exemple le plus criant d’une hybridation réussie entre techniques de création -par un singulier raccourci, quelques mètres à peine séparent une imprimante 3D dernier cri d’un plateau où un animateur s’emploie à bricoler un dispositif ingénieux figurant une surface liquide, renouant avec la magie du cinéma des premiers temps…

Cette cohabitation harmonieuse entre artisanat et haute technologie constitue assurément l’une des clés de la réussite Laika. On trouve, dans les longs métrages produits par la société de Portland, l’humeur de productions à l’ancienne, jusque dans leur fragilité relative. A l’inverse de la live action, où l’on peut multiplier les prises à l’envi, et même de l’animation en 2D ou sur ordinateur, où l’on peut amender le résultat au besoin, l’animation en stop motion n’autorise que peu de marge de manoeuvre. « Cela relève de la performance, soulignent Anthony Stacchi et Graham Annable. Un animateur ne dispose que de trois prises: une première esquisse, le blocking, avec quelques images clés de la scène, une répétition beaucoup plus élaborée et, enfin, le tournage. Une fois celui-ci terminé, on ne peut plus modifier la prise. C’est très éprouvant pour les nerfs, bien plus que dans toute autre forme d’animation, parce qu’on ne sait jamais exactement ce que l’on va obtenir. » Soit un principe d’incertitude qui n’est sans doute pas étranger au charme émanant de films qui, pour avoir une identité commune, ne s’en soustraient pas moins joliment aux dangers du formatage. Le mot de la fin, on le laissera à Travis Knight: « La stop motion a définitivement sa place dans notre monde, parce qu’elle permet de raconter des histoires d’une manière que ne permet aucun autre médium. Cela tient à un ingrédient fort simple: une paire de mains. Il y a un élément humain derrière chaque image… »

TEXTE Jean-François Pluijgers, EN Oregon

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content