Sans donner de leçon, Jarmusch dévoile comment il conçoit ses films et appréhende le cinéma. Limits of control…

Chaman punk, Jim Jarmusch est à 56 ans la voix grave, rebelle et sage de la contre culture. En 9 films ultra référencés, toujours stylés, il a revisité les codes du road movie ( Stanger than paradise), poétisé le western ( Dead Man) ou encore réinventé le samouraï ( Ghost Dog). Son dernier long métrage, The Limits of control, a beau diviser la critique, on ne refuse pas une rencontre avec le maître.

En deux temps – une master class dans le cadre du Festival international du film de Marrakech et une rencontre sympa sur une terrasse d’hôtel -, Lucky Jim donne les clés de son cinéma.  » Je ne suis pas un professeur. Je suis un étudiant, prévient-il modestement. J’apprends de mes erreurs et je ne dirai jamais à quelqu’un comment il doit faire un film. Ça va à l’encontre de ma philosophie. »

La philosophie d’un rock incarné sur pellicule. Quand il ne filme pas Iggy Pop, Jack White et Tom Waits, Jarmusch s’en va tourner en Espagne dans l’appartement de son vieux pote Joe Strummer. Rock the casbah.

Scénario

 » Mes films commencent souvent avec une idée vague, un endroit, un personnage. Ou même plutôt un acteur que j’imagine dans la peau de mon héros. Je collecte les idées comme elles viennent. Je suis un récepteur. Je recense toutes ces pensées à la main dans des petits carnets. Puis, une sorte de fil rouge se dégage. Le film, je le tourne pour moi, mes acteurs, mon équipe. Et après seulement, j’espère qu’il touche le public. Quand j’ai présentéDead Man à Cannes, un type s’est levé à la fin de la projection et a crié avec un accent français: « Hey Jim, it’s shit . » C’est le premier feedback auquel j’ai eu droit et aujourd’hui, des gens me parlent de ce long métrage aux quatre coins de la planète. »

Curiosité

 » A une période de ma vie, j’allais voir trois ou quatre films tous les jours à la cinémathèque. C’est à ce moment-là que le feu du cinéma s’est mis à brûler en moi. Je fais du cinéma par passion. Pas par rébellion. Je dévore des films asiatiques, africains, européens, américains. J’aime la diversité. Jamais, je ne pourrais lister mes films préférés. Nicholas Ray (Jarmusch a été l’assistant du réalisateur de Johnny guitare et de La Fureur de vivre) disait: ne suivez pas les leaders. Laissez vous guider par ce qui vous parle, vous émeut. Laissez toutes ces petites ou grandes choses devenir une partie de vous. Celui qui ne fait que regarder des films passe à côté de beaucoup de choses. Ray a fait de la radio. Il s’intéressait au théâtre. Brecht a d’ailleurs dormi chez lui. Et il se passionnait pour la littérature. Le cinéma, c’est du design, de la photo, de la lumière… Et sans doute, plus encore pour moi, de la musique. »

Financement

 » Il est de plus en plus difficile de trouver des fonds. Les gens qui ont de l’argent n’aiment pas ce qui est nouveau. Ils aiment ce qui est prévisible et rémunérateur. Focus Features, qui a financé mes deux derniers films, est lié à Universal mais les hommes et femmes avec lesquels je travaille me filent du pognon et me foutent la paix. Ils ne suggèrent pas le casting, ne viennent pas sur le tournage, ne se mêlent pas du montage. Pour moi, indépendant signifie sans interférence. Je ne dis pas aux businessmen comment faire du fric. Qu’ils ne me disent pas comment faire des films. The Limits of control est d’ailleurs une réaction au fait qu’Hollywood prend le public pour des moutons. Se plaît à lui dire ce qu’il doit penser. The Limits of control est un anti James Bond. Un film d’action sans action. Philosophique sans être cérébral. Célébrant le fait que chacun d’entre nous a sa propre conscience. Tout ce qui me plaît est dans la marge. Moi, je veux mourir sans avoir vu Autant en emporte le vent et Star Wars . C’est morveux. Mon côté punk. J’aime les traditions, les conventions, mais quand on les pervertit. Je ne suis pas contre ces films. Je m’oppose à l’idée qu’ils soient les plus importants parce que tout le monde les a vus et qu’ils ont rapporté de l’argent. »

Acteurs

 » J’écris la plupart des films avec l’acteur principal à l’esprit. Ce qui est quelque part profondément insensé parce qu’il pourrait évidemment refuser le projet. Heureusement, ça ne m’est pas arrivé souvent. Pour Dead Man , quand j’ai appelé Gary Farmer pour lui proposer le rôle de Nobody, il a refusé que je lui envoie le scénario. Il a voulu que je vienne le voir. Je me suis retrouvé au fond des bois, dans la brousse. J’ai dormi par terre pour lui raconter mon histoire et j’ai fait cinq heures de route pour rentrer. Celui qui prétend qu’il n’existe qu’une seule et unique manière de travailler avec les acteurs est cinglé. Chaque acteur est différent. A mes yeux, les bons deviennent quelqu’un d’autre et se mettent à réagir à sa manière. Je ne répète jamais une scène que je vais enregistrer. Pour nous préparer, nous jouons avec le personnage. Nous imaginons comment il réagirait dans telle ou telle situation qui n’a rien à voir avec le film. Forest Whitaker s’est transformé en Ghost Dog alors qu’on traînait ensemble dans les rues de New York. Isaach de Bankolé(personnage principal de TheLimits of control) , je l’ai rencontré en 1984. On est devenu amis. Il est très beau physiquement à photographier. En tant qu’acteur, il possède une grande capacité d’adaptation. Il peut se faire très bavard, animé, émotionnel. Ou calme, impassible, observateur. Il peut dire énormément de choses avec seulement de petites inflexions du visage. Buster Keaton est l’un de mes plus grands héros. Tout le monde parle de son visage de pierre sans expression. Or, c’est juste qu’il n’était pas chaplinesque et dans le surjeu. Chaplin, que j’adore, pouvait filmer un gag 200 fois pour qu’il soit parfait. Keaton le jouait en une prise, se cassait le bras, disait: ça va? On l’a? Amenez-moi à l’hôpital. Je serai prêt demain pour la suite. Je porte en permanence un badge à son effigie. »

Photo

 » Quand avec Robby Müller, on voit des trucs si frappants qu’ils en deviennent clichés, nous prenons nos jambes à notre cou. Ce qui est trop beau, nous l’ignorons. Robby a une sensibilité à la lumière incroyable. Il aurait dû vivre du temps de Vermeer et de tous ces grands peintres. Quand on loge quelque part, je prends toujours un malin plaisir à aller dans sa chambre. Il met la lampe par terre. Ferme aux trois quarts les tentures. D’un autre côté, ce que j’adore chez Christopher Doyle, c’est que la meilleure scène pour lui est toujours la suivante. Je le connais depuis une petite quinzaine d’années mais le seul truc que nous avions fait ensemble jusqu’ici, c’était le premier clip des Raconteurs. Avec des petites caméras pour gosses et des couleurs très saturées. »

Tournage

 » Je travaille sans story board. Je n’aime pas prévoir les choses. Que ce soit dans mes films ou dans la vie. De toute façon, ce que tu ne peux pas contrôler, tu dois te résoudre à le laisser s’échapper. Faire un film, c’est essayer de maîtriser les lieux, les horaires, mais on ne peut pas contrôler le temps qu’il fait, l’état de santé des comédiens. Je suis de plus en plus ouvert à tous les impondérables. A l’idée de laisser entrer l’inattendu dans mes films. De toute façon, chaque scène est unique. Une fois qu’elle est tournée, tu ne la filmeras plus jamais à l’identique. A partir du moment où tu essaies de la reproduire, tu n’es plus dans l’intuition. C’est la même chose dans notre existence à tous. On ne peut jamais regoûter exactement à ce qu’on a déjà vécu. Tout au plus peut-on s’en approcher. L’impro? Ça dépend des acteurs. J’espère souvent qu’ils se laissent aller car je ne me sens pas très bon auteur. Bill Murray par exemple, qui est justement réputé pour ses talents d’improvisateur, a refusé. J’étais un peu déçu à l’idée qu’il ne veuille pas élever le niveau de mon film. Quand je bosse sur un long métrage, je ne me sens pas comme un soldat à la guerre. Plutôt comme un pirate dans son bateau. Je ne suis pas le leader, le chef, le boss. Je suis le pilote. Je donne la direction à emprunter. »

Noir et blanc

 » Quand j’étais gamin et que je regardais la télé, j’étais obsédé par tout ce qui venait du passé. Les trains, les voitures, les maisons… Plus vieux les films étaient et plus je me sentais absorbé. Le noir et blanc ne dit pas tout. Le noir et blanc est mystérieux. Il retient certaines informations. A l’invention de la photo, certains prédisaient la fin de la peinture figurative. Ce n’est pas parce qu’on a inventé l’ordinateur qu’on ne peut plus utiliser un stylo. Tous ne sont que des outils de notre expression. On a parfois tendance à oublier que la technique est le système par lequel on s’exprime. »

Musique

 » Emir Kusturica disait qu’il aurait pu finir gangster. Je suis sûr qu’il en aurait été un bon. Moi, j’aurais tenté de faire carrière dans la musique. J’étais membre d’un groupe dans les années 80. D’ailleurs, je prépare actuellement un album qui sortira d’ici quelques mois. J’ai toujours voulu continuer à composer la musique de mes films mais pourquoi? C’eut été absurde sachant que je pouvais travailler avec d’incroyables musiciens comme Tom Waits, Neil Young ou RZA (Wu Tang Clan)… Je réfléchis toujours très tôt à la musique. Quand j’écrivais Dead Man , je pensais à Neil et au Crazy Horse. Neil a composé la B.O. en live. En réagissant au film avec sa guitare. Je donne généralement quelques indications aux musicos avec lesquels je travaille mais je veux qu’ils amènent leurs propres sentiments, leurs idées. Ce que je hais par-dessus tout, ce sont les musiques de film hollywoodiennes qui te disent quoi ressentir, quand rire et quand pleurer. Pour The Limits of control , j’ai décidé d’utiliser de la musique déjà existante de groupes au rock lourd et psychédélique que j’adore comme Boris, Sunn O))) et les Black Angels. Je ne trouvais cependant rien qui colle à certaines scènes. Nous sommes donc entrés en studio pour enregistrer quelques instrumentaux et nous avons décidé de garder le groupe en vie. Nous nous appelons Bad Rabbit. Lapin méchant… C’est du rock lent, lourd et psyché. Du stoner trippant. Nous comptons prendre la route mais nous devrons préparer cette tournée. Nous voulons rester mystérieux. »

Rencontre Julien Broquet, à Marrakech.

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