BIENVENUE À BORD DU VAISSEAU SUN RA! UN SIÈCLE APRÈS SA NAISSANCE, SA MUSIQUE RESTE ENCORE ET TOUJOURS L’UN DES MOYENS DE TRANSPORT LES PLUS PASSIONNANTS ENTRE LE JAZZ ET LE COSMOS.

Il aurait fêté ses 100 ans cette année. A la place, il a préféré reprendre la première navette direction Saturne, histoire de prolonger la discussion avec la population locale, entamée quelques décennies plus tôt… C’était le 30 mai 1993, Le Sony’r Ra s’éteignait à l’âge de 79 ans. Mieux connu sous le pseudonyme de Sun Ra, le musicien a eu le temps de pondre des dizaines de disques. Et de devenir l’une des figures les plus singulières, originales et influentes, non seulement du jazz, mais plus généralement de la musique populaire de la seconde moitié du XXe siècle.

Depuis le début de l’année, l’artiste cosmique est mis à l’honneur de multiples manières: d’une édition de café limitée (Astro-Black), à la sortie de plusieurs livres (Sun Ra, Palmiers et Pyramides par Joseph Ghosn, chez Le Mot et le Reste), en passant par une série de fragrances (les parfums Saturnia et Prophetika) ou de rééditions, comme la compilation concoctée par Strut: deux CD intitulés aussi modestement que judicieusement In The Orbit of Sun Ra. Un traditionnel Best of aurait en effet relevé de la tâche impossible tant la discographie du bonhomme est pléthorique et polymorphe, capable de partir dans les délires jazz les plus expérimentaux comme de reprendre des musiques de dessins animés Disney ou de Batman…

Epiphanie interstellaire

Herman Blount, de son vrai nom, est né le 22 mai 1914. Du moins selon son biographe, John F. Szwed, qui a dû enquêter pour retrouver le certificat de naissance d’un artiste qui, en développant sa propre mythologie, a aussi créé le flou autour de son histoire. On sait que Blount a grandi à Birmingham, Alabama. Pas vraiment l’endroit le plus accueillant pour un Noir (le mouvement des droits civiques y mènera quelques-unes de ses luttes fondatrices, au début des années 60). Naturellement doué pour la musique (capable de retranscrire à l’oreille des partitions entières de big bands), il est aussi un grand lecteur, se réfugiant régulièrement dans la bibliothèque de la loge maçonnique noire: sa conscience politique y trouvera probablement son origine.

Car le bonhomme a ses idées, ses opinions. Appelé à l’armée en 42, il se déclare objecteur de conscience, et se retrouve rapidement en prison, « après avoir menacé de tuer le premier officier qui l’obligerait à mettre un uniforme« , écrit Joseph Ghosn. Quelques années plus tôt, il a lancé son premier groupe. C’est également à ce moment-là, en 1936, qu’il affirme avoir eu une révélation. Emmené dans l’espace, il aurait conversé avec des aliens qui l’auraient convaincu de consacrer sa vie à la musique, et de contribuer ainsi au salut d’un monde courant vers le chaos. Aussi fumeux et mystique soit-il, le trip ne peut manquer de faire écho à la condition de l’homme noir en Amérique. Opprimé, il cherche à fuir, que ce soit en imaginant un retour hypothétique en Afrique, comme le prône Marcus Garvey, ou en rêvant carrément de prendre la clé des champs dans le cosmos: c’est le courant afro-futuriste qui doit beaucoup à Sun Ra.

Le pianiste change officiellement d’identité en octobre 1952, laissant tomber son « nom d’esclave ». Il est alors basé à Chicago et affine son projet musical. Il sera farouchement indépendant -il crée son propre label, El Saturn Records. Sur scène, il dirige l’Arkestra, référence à l’Arche de Noé (l’exil à nouveau). Comme lui, ses musiciens sont revêtus de tenues extravagantes, entre déguisements de scribe égyptien et combinaisons de science-fiction, prêts à décoller à tout moment dans leur engin spatial. La musique intègre elle des motifs inédits (orientaux, africains), mais sans trop s’éloigner du swing, frayant de loin avec l’esthétique be bop. Avec les années 60, et son déménagement à New York (puis Philadelphie), Sun Ra va toutefois accélérer sa quête de liberté, en multipliant les disques, les pistes, les sons. Les titres sont explicites: Space Is The Place, Interstellar Low Ways, Somewhere In Space, Rocket Number Nine

Le trip cosmique ne virera cependant jamais à la quête obscurantiste. Aussi expérimentale que sera parfois sa démarche, Sun Ra ne se départira jamais d’un certain goût pour l’entertainment. Et le groove, même alambiqué. Aux critiques qui le trouvaient malgré tout parfois trop « barré », Thelonious Monk répondra ainsi: « Yeah, but it swings. »Aujourd’hui, 21 ans après sa disparition, son Arkestra, toujours aussi spectaculaire et déjanté, continue de tourner. En orbite, forcément.

(MARSHALL ALLEN PRESENTS) SUN RA AND HIS ARKESTRA, IN THE ORBIT OF RA, DISTRIBUÉ PAR STRUT.

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TEXTE Laurent Hoebrechts

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