Quel est l’impact concret des mutations de l’industrie du disque sur la musique aujourd’hui? Réponse en 5 temps et tendances.

FACE A

1 l’assaut des dancefloors

2 le grand retour du single

3 l’omniprésence du live

4 les albums bâclés

5 le son bodybuildé

Synonymes de liberté et d’indépendance, la démocratisation du matériel d’enregistrement et l’avènement du Web, fenêtre sur le monde, ont ouvert la voie aux amateurs d’expérimentations, aux aventuriers du son, aux explorateurs de la chanson. Qu’ils restent confidentiels ou finissent par rencontrer le grand public comme y est enfin arrivé Animal Collective après pratiquement 10 ans d’existence. La mutation de l’industrie musicale et la crise du disque, dommages collatéraux de la révolution numérique, n’ont pourtant pas que du bon. D’une manière ou d’une autre, les groupes doivent approvisionner leur compte en banque, actionner le tiroir-caisse, et les nouvelles donnes du marché, par la force des choses, court-circuitent les processus de création. Dans quelle mesure la faillite d’un système influence-t-elle l’art de ceux qui l’ont fait tourner depuis le milieu du siècle passé? Jusqu’où peut mener, musicalement parlant, la chute des ventes de disques, le succès sans précédent des festivals et concerts, la disparition des repères et des référents culturels? C’est ce que nous avons essayé de décrypter en ouvrant grands les yeux et les oreilles sur les groupes et les disques d’aujourd’hui. Nous avons dégagé 5 tendances. 5 phénomènes, pas nécessairement les plus réjouissants et rassurants, rythmant un « monde » qui peine à se réinventer. Et qui subit le progrès bien plus qu’il ne le met à profit.

1 à l’assaut des dancefloors

Et bien dansez maintenant… Rockeurs, folkeurs, rappeurs, tous ont bien compris le message jadis passé à la cigale par la fourmi. Si le pogo a pris un fameux coup de vieux depuis quelques années, des tas de groupes se sont mis à délaisser les riffs pour faire parler les beats.

Soulwax est devenu agitateur de dance-floors sous le nom de 2 Many Dj’s et a même enregistré une Nite Version de son troisième album. The Rapture s’est transformé en machine à danser en signant chez DFA, le label de James Murphy (LCD Soundsystem). Puis, on a vu apparaître des tas de groupes mutants tels Hot Chip, Klaxons, Shitdisco et !!!.

 » Le mélange du rock et de l’électro est une des grandes tendances de la décennie. On doit pouvoir y trouver d’autres explications mais le fait que ce soit avant tout la scène qui fasse vivre les artistes a sans doute, de mon point de vue, grandement contribué à ce phénomène, remarque Erlend Oye, moitié du duo folk suédois Kings of convenience et leader du groovy projet berlinois The Whitest Boy Alive. L’évolution de l’industrie a forcément un impact sur les directions que les groupes empruntent. »

On a pu le remarquer aux Ardentes, au Pukkelpop, à Werchter… En festival, ce sont les trois quarts du temps les projets dansants qui attirent et remuent les foules.  » Nous cherchons à capter l’attention et donc nous essayons d’interpeller. De manière générale, il n’est pas plus facile de toucher les gens en les faisant danser. Tout est question de contexte. Kings of convenience peut jouer sans problème dans une église mais a plus de mal en festival. The Whitest Boy Alive, par contre, en faisant danser le public, l’empêche de parler, et s’offre la possibilité de transmettre un message, des émotions. »

 » Je ne suis guère un grand danseur. Mais que tu l’aimes ou pas, la dance music est une expérience plus physique que cérébrale, étaye Jake Duzsik, chanteur et guitariste de Health, groupe noise californien aux réminiscences fluorescentes. Elle se prête particulièrement au spectacle vivant. En plus aujourd’hui, tu peux devenir DJ, courir le monde avec ton ordinateur et gagner 2 fois plus d’argent qu’un groupe de rock. » Dans les conditions actuelles…

2 Le grand retour du single

 » Etant donné l’importance prise par Internet, nous vivons plus que jamais dans l’ère du single. En sortir un avant un disque permet d’attirer l’attention. Et plus encore que par le passé« , explique Dylan Mills, alias Dizzee Rascal dont 3 morceaux de Tongue N’ Cheek ( Bonkers, Dance Wiv Me et Holiday) ont caracolé en tête des charts britanniques avant même la sortie de l’album.  » Je suis flatté si vous me dites que tous mes nouveaux titres sont des singles potentiels. Mais je suis aussi content d’encore pouvoir enregistrer des disques. Je pense Tongue N’ Cheek comme une entité. Il s’écoute facilement d’une traite alors que beaucoup de plaques, ces derniers temps, ne tiennent pas sur la longueur et reposent juste sur 3 bons morceaux qu’on connaissait déjà avant de mettre la main au portefeuille.  »

 » Il n’y a pas vraiment de changement au niveau du nombre de singles extraits d’un album, nous dit-on du côté d’Universal. La différence majeure, c’est que les singles ne sont plus vendus en magasins mais quasi exclusivement via iTunes. »  » En général, on en dégage 3 ou 4 maximum d’un disque, entend-on chez EMI. 5 sur les derniers Coldplay et David Guetta. » En même temps, vu qu’à notre époque on peut downloader au morceau, le concept même est devenu nébuleux.

Le single n’est pas nécessairement une bonne chanson. Loin s’en faut. Le single est une chanson directe, qui parle au grand public, qui a le potentiel pour la radio, qui peut muter facilement en sonnerie de téléphone et qui ne nécessite aucun effort, ou presque, de l’auditeur. Une chanson facile, immédiate, dont Lily Allen, Mika et autres Kaiser Chiefs se sont fait une spécialité.

Le téléchargement illégal et le sentiment de gratuité ont fortement contribué à son retour en grâce. Ce qu’on paie, on se laisse le temps de l’apprécier. Ce qu’on pique, on lui accorde par la force des choses moins de crédit, d’attention et d’intérêt. De quoi pousser plus d’un musicien vers l’évidence et la simplicité.

Dès lors, sachant qu’il ne représente, aussi naturel semble-t-il, qu’un format artificiel né sur des impératifs techniques, vaut-il encore la peine en 2009 de penser la musique en termes d’album? D’emboîter ses morceaux pour se créer un univers plus ou moins cohérent allant d’une trentaine de minutes à une petite heure alors que la plupart des internautes téléchargent et consomment au compte-goutte, chanson par chanson, préférant la partie au tout? En attendant que l’industrie se réinvente…

3 L’omniprésence du live

Dans l’enquête sur les pratiques culturelles en Communauté française menée par le Crisp, centre de recherche et d’information sociopolitiques, 34 % des sondés disent avoir participé à au moins un festival sur l’année écoulée contre 20 % seulement en 1985. On constate également une hausse significative de la fréquentation des concerts de rock. Le live se porte bien. Le live enregistré aussi. On n’a sans doute jamais regardé et écouté autant de concerts chez soi qu’aujourd’hui. Avant, on dégotait des CD pirates au son pourri dans les magasins de seconde main. On attendait la sortie plus ou moins improbable d’un live officiel. Tendance très prisée en France. Et les plus courageux planquaient un petit magnéto dans leurs sous-vêtements en espérant que les vigiles ne les fouillent pas jusque-là.

Avec l’avènement d’Internet, de YouTube (qui est chez certains devenu un réflexe conditionné), des caméras sur les GSM et des enregistreurs numériques, la scène a gagné du terrain. On se souvient que Pearl Jam avait battu les bootleggers à leur propre jeu lors de sa tournée européenne de l’an 2000 en sortant 25 double CD de ses performances. Mais le groupe de Seattle n’est pas le seul à abattre la carte du live. Metallica a sans doute développé la plate-forme (www.livemetallica.com) la plus complète. Tous ses concerts depuis 2004 sont ou seront bientôt en ligne. Via le site The Music et ses Encore Series, Duran Duran, The Who ou encore Peter Gabriel proposent tous leurs concerts en CD et DVD. Concert On Line, de son côté, s’est spécialisé dans le gig (Simply Red, Madness, Kiss) téléchargeable en MP3. Pour l’un comme pour l’autre, comptez entre 12 et 25 euros. Une fortune comparé à la petite pièce réclamée sur Bertignac on demand.

On n’arrête pas le progrès. Alors que l’industrie du disque s’écroule, que l’album ne se vend plus, certains groupes, rapides comme l’éclair, se sont mis à proposer l’enregistrement de leur set à la sortie des concerts. L’album live immédiat a la cote. Il joue sur le registre de l’émotion. Le fan l’achète comme un souvenir, une photo avec Mickey à Eurodisney. C’est, se dit-on dans l’ambiance et parfois l’ivresse, l’événement inoubliable à jamais immortalisé. Le truc qu’on agite le lendemain au bureau en disant j’y étais.

Ainsi, des sociétés telles que Music Networx, Aderra ou Record Memory immortalisent Eminem, Avril Lavigne et UB40… Tous les jours du Doolittle Tour, les Pixies proposaient 1000 exemplaires CD et 500 sur clé USB de la soirée aux stands de merchandising. Et ce 10 minutes à peine après la fin de leur prestation. Tout bénef…

4 Les albums bâclés

ça peut sembler paradoxal. Le music business n’arrête pas de nous bassiner avec la crise de l’industrie du disque et il a rarement sorti autant d’albums qu’aujourd’hui. En dégageant, par-dessus le marché, la désagréable impression de privilégier la quantité à la qualité. Le nez dans le guidon. Aveuglé dans l’ascension qui doit mener au sommet.

Nombre d’albums qui s’installent plus ou moins temporairement dans les bacs des disquaires laissent un amer goût d’inachevé. Une impression frustrante, malgré parfois un évident et véritable potentiel, de vite fait mal fait.  » Avec quelques morceaux sur MySpace qui ont de l’allure, tout le monde te trouve incroyable, explique Jamie T, qui vient de sortir son deuxième album chez EMI. Je connais des jeunes filles de 15 ou 16 ans. Elles ont mis 4 chansons en ligne. Un label les a re- pérées, signées et maintenant, il attend un album. Les met sous pression. Les jeunes ont besoin de temps. Ils ont besoin de grandir. De faire ce qu’ils veulent. De commettre des erreurs et de ne pas être blâmés pour autant. » Mais le temps, c’est de l’argent. Surtout en cette ère où les tendances ont la vie dure et courte. Très courte.

Les nouvelles têtes et les artistes en développement ne sont pas les seuls à fleurer l’inabouti et le bâclé. Le fameux et tant redouté deuxième album, celui de la confirmation, s’apparente souvent à un fiasco. Fade, redondant, peu inspiré. Peut-être parce que les groupes n’osent plus disparaître trop longtemps de la circulation. Ou parce que le temps qu’ils consacrent au studio, ils ne le passent pas sur la route, leur principale source de revenu.

5 Le son bodybuildé

On n’aurait jamais imaginé en 2003, à la sortie de Youth & Young Manhood, un impeccable premier album aux racines sudistes, que Kings of Leon deviendrait un groupe grand public. Que les 3 fils du pasteur Followill et leur cousin dameraient le pion aux Strokes et joueraient chaque soir devant des dizaines de milliers de personnes reprenant bêtement leurs chansons en ch£ur. C’est qu’on n’avait pas non plus prévu la gonflette, le son bodybuildé que les 4 de Nashville ont fini par adopter. L’histoire de Kings of Leon aux Etats-Unis, c’est un peu la même que celle des Editors en Angleterre. Comme en atteste leur troisième album, le bourrin In this light and on this evening, produit par Flood (U2, Depeche Mode, Nine Inch Nails), le Bernard Sainz, alias Dr Mabuse, du rock, les mecs de Birmingham ont succombé au charme des stéroïdes. A la liesse des stades de foot.

Un peu mégalos, les Killers, qui annonçaient déjà avec prétention que Sam’s Town, leur deuxième album, était l’un des meilleurs de ces 20 dernières années, ont sauté les étapes. Ils ont toujours quelque part été fidèles à leurs origines. Au clinquant made in Las Vegas, la ville du « too much ».

Bien sûr, U2 n’a pas attendu le début du 21e siècle pour prôner la production boursouflée mais on se demande un peu désormais si le rock peut encore parler aux foules sans se la jouer massif et grossier. Si Cure rencontrerait le même succès aujourd’hui que dans les années 80. Avec l’explosion des canaux de diffusion, les grands rassemblements que sont les festivals d’été sont devenus catalyseurs, fédérateurs et certains ne s’y sont pas trompés. Ils écrivent des hymnes calibrés aussi faciles à mémoriser et entonner que des chants de supporters. Au rayon XXL, c’est sans doute encore Muse et son côté virtuose qui mérite le plus de respect. De là à prétendre que le côté pompeux est désintéressé…

Paroles Julien Broquet

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