D’ICI FIN SEPTEMBRE, DEUX PROJETS SUPPLÉMENTAIRES SECOUERONT LA ZONE DU CANAL QUI PERCE BRUXELLES L’HYBRIDE: LE FESTIVAL KANAL – PLAY GROUND ET ALLÉE DU KAAI. L’OCCASION DE DESCENDRE LE FLEUVE SOCIAL DE LA KULTUUR URBAINE.

Du 41e étage de la Tour UP-site, Bruxelles ressemble à une maquette en carton-pâte. A 142 mètres de hauteur, depuis le sommet de l’immeuble résidentiel construit à deux pas de Tour & Taxis, on est happé par la langue brune du canal: elle fend la ville. Du côté qui file vers Vilvoorde et son destin industriel, les péniches longent des amas de ferrailles et de pyramides de sable: carcasses de bagnoles et cimenteries, toits rouges à la belge, c’est Blade Runner chez Bob & Bobette. Dans l’autre axe, orienté centre-ville, les apparts bobos supplantent les entrepôts décatis, quelques institutions comme Le Chien vertet des logements sociaux voisinent le Petit Château, ex-caserne transformée en centre pour réfugiés. Mixité du XXIe siècle, pari urbain, bruxellose mouvante. Le soleil de fin d’après-midi change la couleur café latte de la flotte en miroir d’argent couvert de paillettes électriques. On fera mieux comme métaphore la prochaine fois mais depuis dix voire vingt ans, le canal est un enjeu princier, un noeud gordien, une limite sociale, urbaine, économique et culturelle. Une frontière. Notamment entre le centre historique qui part de la Grand-Place et file au bout de la rue Dansaert -Bruxelles-ville- et Molenbeek, commune de tous les fantasmes ghettos. « C’est essentiellement une barrière psychologique: les gens qui viennent de l’extérieur, les étrangers en visite, n’ont pas cette préconception de deux mondes urbains séparés par une zone fluviale. » Jean-Paul Pütz, promoteur bruxellois, ex-banquier au Luxembourg et fan de rock, travaille depuis 2008 en bord de canal, côté Molenbeek. Là, dans les anciennes brasseries Bellevue -berceau de la Kriek-, il inaugure en mai 2013 l’Hotel Meininger, chaîne allemande aujourd’hui absorbée par des capitaux indiens. Le succès de cette initiative low-cost à énergie passive est tel que depuis une bonne année, 700 personnes remplissent chaque jour les chambres du vaste immeuble en briques. L’ex-chancre industriel amène un coup de sang sur les quais où les vélos de marque qui tracent à toute berzingue sont désormais plus nombreux que les voleurs de sacs présumés. Dans les 5000 mètres carrés de Bellevue qui restent encore à aménager, Pütz imagine différents locataires, forcément à l’aise du tiroir-caisse vu les « deux millions d’euros et quelques d’investissement à faire, hors les murs évidemment ». PIAS, qui devrait quitter son QG d’Anderlecht, un moment pressenti, a décliné l’offre, mais s’il le peut, Pütz choisira un candidat qui fait tourner la ville en mode culture plutôt qu’une marquefriquée tentée par le ciment vintage.L’affaire n’est pas gagnée mais « tu imagines la gueule que cela aurait d’avoir un label de disques ou peut-être une salle, un lieu mélangé, ici, au bord du canal? » Oui.

Humus social

« J’habite -dans une ancienne brasserie moi aussi…- en face du Bellevue et j’ai vu les derniers camions venir y chercher les bières. Il est évident que ce nouvel hôtel apporte du souffle dans un quartier charnière où il est aussi question de ne pas perdre une génération, où il faut trouver les moyens pour que cette jeunesse, largement d’origine immigrée et marocaine, se réalise! » Wim Embrechts, 46 ans, dirige le Festival Kanal,dont la troisième édition a lieu du 17 au 21 septembre. Au bord du canal, forcément, on retrouve cet Anversois, « bruxellophile depuis l’âge de 18 ans », au deuxième étage de bureaux assez bruts de décoffrage, propriétés de Frédéric Nicolay, le promoteur-designer-vedette, responsable en tout ou partie de succès Horeca façon Belga, Bar du matin ou de ce Walvisqui vient de réouvrir à la fin de Dansaert, pote à John Ghinzu et millionnaire présumé. Bruxelles reste un village global.Embrechts: « Avant que Jean-Paul Pütz n’achète Bellevue(1), j’avais obtenu du propriétaire InBev de pouvoir louer l’ancienne malterie, 5000 m² au prix symbolique d’un euro. Et de transformer l’espace en une quarantaine de locaux de répétition de groupes rock et d’ateliers d’artistes. A terme, on aurait voulu aménager tout cela en lieu socio-culturo-éducatif, par exemple en partenariat avec la Zinneke. Tout s’est écroulé lorsqu’InBev a vendu à Pütz. On a été surpris mais je ne lui en veux pas… » Embrechts, directeur de Recyclart jusqu’en 2005, intéressé par le modèle de « plateforme »qui a participé à la transformation de la place Flagey, crée fin 2009 l’asbl Art To Work. Et dans la foulée, la première session 2010 de Festival Kanal. Le tout avec une énergie culturelle et une niaque urbaine puisées dans l’humus social. « Pas sûr que la Ville de Bruxelles avait une vision, un projet fédérateur, pas plus que la Région période Picqué: nous, on se débrouille pour être indépendants tout en disant que pour organiser ce festival, soit 500 000 euros de budget, il faut bien se nourrir de subsides. » Au lecteur qui se demande si Focus vire Courrier International, on rappelle qu’idéologie culturelle et fric politique sont de ces très vieux couples que rien, même pas un canal, ne peut noyer. Architecte d’intérieur et urbaniste de formation, ce n’est pas non plus un hasard si Wim Embrechts, et son allure à la Rainer Werner Fassbinder -poils et gouaille en bataille-, développe ce festival « comme moyen de fédérer les gens et de construire la ville de demain ». Jusqu’à se poser de légitimes questions sur l’artistique présenté: « On ne veut pas faire une fête de quartier ni un xième festival urbain mais quelque chose de nouveau, comme mettre des artistes pointus en lien avec des jeunes du coin. Je sais que certains vont dire que ce programme (voir encadré, ndlr) est trop élitiste, mais qui suis-je pour dire qu’ils n’ont pas raison…(sourire) »

Ventre de Bruxelles

Au discours normalisé qui veut que la culture soit indispensable, surtout en ces temps de péril économique, Wim répond que les gens en danger social, voisins et consommateurs potentiels de Kanal, »essaient d’abord de se réaliser économiquement. D’où un festival quasi intégralement gratuit, qui investit pas mal l’espace public, que ce soit la Place de Molenbeek ou, à deux pas de là, le Parvis Saint-Jean Baptiste (voisin du VK, ndlr). » Il précise: « C’est naïf de penser que l’on va toucher tout le monde, mais notre ambition est de se demander: « Comment va-t-on pouvoir vivre ensemble? » » Et ici, la culture joue autant le rôle de lien que d’aventurier social. Kultuur, devrait-on dire, puisque que le ventre de Bruxelles, surtout celui qui s’allonge de la Bourse vers le canal, s’est pas mal flamandisé depuis les années 80 et les premiers modistes/artistes du cru implantés rue Dansaert, artère alors négligée à la réputation coupe-gorge. Wim: « Peut-être parce que, dans ce coin de la ville, on trouve l’AB, le Beursschouwburg mais aussi le Kaaitheater, le KVS, le Bronks: tu peux tout faire à pied et cela a eu de toute évidence un effet sur l’installation d’une population flamande dans ces quartiers. Pendant un moment, la Communauté flamande a d’ailleurs donné des primes aux fonctionnaires pour s’installer à Bruxelles. Ce qui est sûr, c’est que les paramètres bougent, que l’hybridation gagne: aujourd’hui, les familles sont moins simplement francophones ou néerlandophones que multi-composées. Par exemple, ces Marocains d’origine qui vont inscrire leurs enfants dans des écoles flamandes, ou moi, qui ai une fille bilingue dont la mère est francophone. »

Agitprop culturel

Liaison linguistique est faite avec l’autre acteur majeur de l’article: Niels Coppens, 25 ans, Gantois d’origine. Avec son comparse Félix Aerts, il gère l’asbl bruxelloise Toestand, dont la spécialité est d’investir des lieux urbains généralement comateux -voire morts- en y injectant des doses d’agitprop culturel. Pratiquement, leur projet, baptisé Allée du Kaai, propose dès le 27 septembre une ambitieuse sphère d’éduculture. Celle-ci bouillonne à deux pas de la tour UP-site -au voisinage immédiat du Magasin 4- modestement depuis le printemps dernier: à terme, quatre bâtiments et 7000 m² (dont 3000 d’espace extérieur) fonctionneront comme une sorte de luna park social, avec diverses associations et ateliers. Du ring « olympique » de boxe aux formations cuisine, du bus STIB (racheté pour 500 euros) transformé en mini-ciné au parcours pour skaters et salle de sports. Dans un hangar récupéré du Port de Bruxelles, qui sert de base actuelle au collectif, tout est de récup’: de la table en bois à la soupe aux tomates. Un dreadeux à gros bonnet et une fille bricolent des enceintes et les WC consistent en cabines plastiques d’extérieur, avec vue imprenable sur le canal. Andrea Urbina Padin, qui partage la conversation avec Niels, représente ici l’IBGE, proprio voisin du bâtiment « le toaster » que les visiteurs de Couleur Café n’ont pu manquer: « L’Institut bruxellois pour la Gestion de l’Environnement a le projet de faire dans cette zone un parc de trois hectares. En attendant les travaux qui commenceront vers 2017-18, plutôt que de laisser pourrir un chancre urbain, l’IBGE a fait un appel à projets pour créer un lieu développant les liens avec les gens du quartier Maritime, juste à côté d’ici, dans un réel processus de participation, comme on l’a déjà fait au Parc Bonnevie à Molenbeek ou à La Rosée à Anderlecht. Avec une idée: rendre Bruxelles aux Bruxellois. Et Toestand a remporté le marché. » Cette ancienne éducatrice de rue s’enthousiasme sur l’actuelle démarche de son administration, « un acte politique et non pas de consommation ». Niels, qui se déclare « apolitique »,précise: « La volonté de Toestand est de créer des centres dans des espaces alternatifs, pas un centre culturel mais une zone d’action spontanée. On a moins d’argent qu’un CC mais plus de liberté. On travaille beaucoup avec un public jeune qui ne sait pas quoi faire de ses journées: nous, on leur dit de ne pas bloquer leurs rêves même s’ils ont l’impression de ne pas en avoir les moyens, et même s’ils ne possèdent pas d’iPhone… C’est aussi un signal envoyé au monde politique. » Pour ce projet, Toestand reçoit 73 000 euros à l’année de l’IBGE -qui investit également dans la réhabilitation des espaces et la logistique- et 50 000 de l’administration flamande pour créer un mode d’emploi, vade-mecum des lieux façon Allée du Kaai.De quoi engager, pour l’ouverture officielle du 27 septembre, du catch mexicain et la complicité sonore des voisins du Magasin 4, chargés de la BO du jour.

(1) DONT UNE PARTIE DES BÂTIMENTS A ÉTÉ CÉDÉE À LA COMMUNE DE MOLENBEEK QUI Y AMÉNAGE UN HÔTEL ET UN CENTRE DE FORMATION POUR DÉBUT 2015.

ALLÉE DU KAAI, 49 AVENUE DU PORT, 1000 BRUXELLES, HTTP://TOESTAND.BE ET HTTP://ALLEEDUKAAI.BE

TEXTE Philippe Cornet

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