EN 1974, ALORS QUE L’IRLANDE DU NORD S’ENLISE DANS LES ATTENTATS, RORY GALLAGHER JOUE À BELFAST, DÉFONCÉE PAR LA PEUR ET LA VIOLENCE. LE COFFRET IRISH TOUR ’74, FILM INCLUS, DOCUMENTE CETTE GRANDE SAIGNÉE BLUES.

Lorsque Mick Taylor quitte les Rolling Stones en 1974, ceux-ci invitent Gallagher en Hollande pour une audition de recrutement. Bill Wyman raconte: « Musicalement, on a passé du bon temps, mais je crois que Mick et Keith ont senti que ce n’était pas le personnage qui conviendrait aux Stones. » Gallagher n’a pas la fibre jet set ou jet de téléviseurs par la fenêtre des Stones (1). Moins abonné aux têtes couronnées façon Warhol qu’aux denim/chemises avant-grunge et Fender au bois lustré par l’usage, archétype du musicien marathonien « next door ». Avec un talent brut et organique supérieur, surtout à la guitare slide,qui consiste à faire glisser les doigts garnis d’un cylindre métallique sur les cordes, comme l’accomplissement surligné de l’acte sexuel… Comme si ce vieux boueux de Mississippi n’était qu’un affluent naturel du Shannon.

En 1974,Rory est au sommet, imposant un modèle de chanteur-guitariste qui bourlingue le blues-rock sanguin depuis 1966. Il fonde alors Taste, trio dégrossissant ses fantasmes premiers, de Big Bill Broonzy au jazz, le blues restant la matrice de toute chose. Né le 2 mars 1948 à Ballyshannon (Irlande), Rory s’installe en 1968 à Londres avec la seconde mouture de Taste et y goûte les premières suées de gloire: ouverture des concerts d’adieu de Cream et tournée en Amérique avec la nouvelle formation de Clapton, Blind Faith. Le groupe passe même au festival de Wight avant d’imploser: Gallagher se lance en solo via un album éponyme, au printemps 1971. La recette des deux décennies suivantes s’y inscrit: un blues tumultueux, « pimpé » par le rock, et des titres acoustiques dignes du folk anglais suprême. La même année, Gallagher trône au classement du Melody Maker,devant Clapton. C’est dire qu’il filera une voie royale, vendant 30 millions d’albums avant sa mort en 1995, à l’âge de 47 ans, suite à une transplantation de foie qui a échoué. Résultat d’un mix d’alcool et de sédatifs destinés à vaincre sa peur de l’avion, lui qui voyage sans cesse.

« 1973 avait été une année très occupée, Rory sortant ses 4e et 5e albums solos, Blueprint et Tattoo, donnant pratiquement 200 concerts, notamment lors de tournées américaines en compagnie des Faces et de Deep Purple… L’hiver arrivant, le retour en Irlande pour Noël apparaissait comme un répit bienvenu. On ne savait pas s’il serait possible de jouer à Belfast, s’il y aurait un cessez-le-feu, mais pour Rory, il n’était pas question de ne pas y aller. » Dans ses généreuses notes de pochettes du box, le journaliste Gavin Martin reconstitue l’aventure de l’Irish Tour ’74, les affrontements entre catholiques et protestants exacerbés depuis 1968, les paramilitaires des deux bords plombant un quotidien sous haute présence de l’armée britannique. Deux cent cinquante morts les douze derniers mois. Là où plus aucun groupe rock majeur ne met les pieds, là où l’on rebaptise une rue du centre la Bomb Alley,tellement l’usage de l’exposif meurtrier s’y est banalisé.

No bullshit

« Deux semaines avant les deux concerts au Ulster Hall de Belfast, une puissante bombe a explosé en ville. Rory n’a pas voulu annuler. » Gallagher n’est pas politisé au sens premier et lorsque le réalisateur Tony Palmer -reconnu pour ses films sur les Beatles, Cream et Leonard Cohen- accepte de couvrir les dates de Cork, Dublin et Belfast, il est clair que la musique sera le vecteur essentiel de son documentaire. Si l’idéologie n’est pas d’emblée dans les chansons de Rory, elle est partout, à fleur de peau en ville, à Belfast qu’on découvre perso début des années 80: grillagée, encagée, militarisée et parsemée de ruines. Pas en paix: une maison explosera exactement à l’endroit de ce quartier catholique où l’on était passé 24 heures auparavant. Rory s’est juré de jouer en Irlande -au Sud comme au Nord- chaque année: alors que les autres stars locales à la Van Morrison ont choisi l’exil (américain), Gallagher entretient un rapport charnel à son pays, une forme de déclaration d’amour humaniste, si pas politique…

Cette fidélité et la personnalité no bullshit de Gallagher -l’anti Liam…- créent un lien très particulier avec le public irlandais, en particulier celui de Belfast, dont la jeunesse se sent exclue et forcée de choisir entre les groupes armés. IRA d’un côté, UVF et UDA de l’autre (2), capitalisant sur la haine et la pauvreté ambiantes. La modération n’est pas vraiment de mise. Tony Palmer: « Clairement, avec ces concerts, Gallagher faisait une sorte de déclaration politique, tout en refusant la propagande. J’ai fait un film sur lui en tant que musicien phénoménal, soulignant le contraste entre sa bravoure scénique et le mec qui passe totalement inaperçu en rue. »

(1) CÉLÈBRE SCÈNE DU DOCUMENTAIRE COCKSUCKER BLUES DE ROBERT FRANK OÙ L’ON VOIT RICHARDS ET SON COPAIN (FEU) BOBBY KEYS BALANCER UNE TV PAR LA FENÊTRE D’UN HÔTEL.

(2) LE PREMIER EST CATHOLIQUE, LES DEUX AUTRES PROTESTANTS.

TEXTE Philippe Cornet

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