JUSQU’AU 24 AOÛT, À PARIS, LA CITÉ DE LA MUSIQUE PROPOSE UNE GRANDE EXPO INTERACTIVE SUR LE THÈME DE LA GREAT BLACK MUSIC. DE LA SOUL AU REGGAE, DU JAZZ À LA TECHNO, DE LA RUMBA AU RAP… PLONGÉE DANS UN ATLANTIQUE NOIR TOUFFU ET FOISONNANT.

Par quel bout le prendre? Paris, mi-mars, devant la grande halle de la Villette, on se pose encore la question. Après plus de deux heures passées dans l’expo Great Black Music de la Cité de la musique, les sons et les images se cognent et carambolent. Et, bonne nouvelle, les émotions aussi. Ils sont tous là, ou presque: de Charlie Parker à Stevie Wonder, de Fela à Michael Jackson, de Celia Cruz à Billie Holiday, de Salif Keita à Jimi Hendrix… Seulement voilà, la Great Black Music, ça commence où, ça finit quand? On cherche encore…

A la Cité de la musique, le visiteur débute donc son parcours avec une première salle proposant une vingtaine de « totems » pour autant de « légendes des musiques noires », présentées chacune par un documentaire, aussi court que bien ficelé. Vingt héros musicaux, qui « constituent notre culture, notre imaginaire, parfois notre compréhension du monde et des hommes », figures « familières jusqu’à l’intime, devenues « peau du monde » ». Va donc pour l’intime.

Comme le trouble forcément tout personnel que l’on a pu ressentir en écoutant la supplique fraternelle de Marvin Gaye chantant What’s Going On; ou l’incantation mystique du saxophone de John Coltrane sur A Love Supreme. Dans la discothèque du paternel, entre deux compiles de variétoche internationale, il a pu y avoir également ce vinyle rassemblant des tubes de la Motown. Ou mieux encore, dans cette même armoire bourrée de 33 tours: un live européen d’Otis Redding, voix soul sidérante, à vous retourner le palpitant. Quelques années plus tard, on découvrira les images du même concert: filmé en 1967, le gentil géant sourit, chante, hurle, voix grailleuse et charbonneuse sur-humaine. Allô, la Terre? Durant le même Summer of Love de 67, Otis Redding et son band en Noirs et Blancs se produiront également au festival de Monterey, gratuitement. Ils y retourneront le public hippie comme une crêpe. Impossible de résister à l’énergie, vitale, essentielle, de la soul vernaculaire incarnée par Redding et le label Stax.

Né le 9 septembre 1941, Otis Redding a grandi à Macon, Géorgie, sud des Etats-Unis. Quatre soeurs, un frère, un père tuberculeux, et une mère qui se tue à la tâche pour maintenir le navire familial à flot. Pas facile d’être Noir dans l’Amérique des années 50, surtout dans le Deep South raciste qui prône encore la ségrégation. Cette souffrance, la soul -mélange de ferveur gospel et de rugosité rhythm’n’blues- l’exprime alors mieux que n’importe quel genre.

Pour beaucoup, la Great Black Music partira d’ailleurs de là. Ce serait sa définition la plus simple: une musique, ou plutôt des musiques qui sont avant tout le « produit » de l’expérience du racisme par les Noirs… En 1931, Duke Ellington déclare au magazine britannique Rhythm: « Ce que nous ne pouvons dire ouvertement, nous l’exprimons en musique », expliquant à quel point la tradition musicale afro-américaine est issue de cette douleur. Cette épreuve, la soul la sublimera, devenant l’une des bandes-son du mouvement pour les droits civiques. Mieux: avec sa pelletée de tubes crossover, elle réussira à conquérir le public blanc.

Black and proud

Autre image, autre décor. Deux décennies plus tard, en 1989, les rappeurs énervés de Public Enemy balancent Fight The Power. En intro du morceau incendiaire, un bout de discours de l’activiste Thomas Todd. Puis la hargne politique (« Fuck Elvis et John Wayne, la plupart de mes héros n’apparaissent pas sur les timbres », dénonce Chuck D), le sample de James Brown, le saxo de Brandford Marsalis… L’Amérique des eighties a beau avoir fait un sort aux lois vexatoires, les Noirs restent toujours discriminés, économiquement à la traîne. Après l’utopie soul dans les sixties, l’euphorie disco des années 70 n’était donc qu’une fuite hédoniste en avant: le racisme a encore de beaux jours devant lui. C’est aussi ce que raconte l’avènement du hip hop qui se recentre sur la communauté afro-américaine.

Alors, oui, pourquoi pas parler de Great Black Music? Jusque-là, n’était considérée comme « grande » et « importante », que la musique classique européenne, la seule capable d’élever. Il va bien falloir corriger ça. L’expression de Great Black Music est utilisée la première fois par les jazzmen fiévreux et avant-gardistes de l’Art Ensemble of Chicago, à la fin des années 60. Ce n’est pas un hasard si le terme apparaît à ce moment-là. Après l’assassinat de Martin Luther King en 1968, des voix plus radicales se font entendre, comme celle des Black Panthers. La fierté noire est plus clairement revendiquée. « Black and proud », chante James Brown. « From the ancient to the future », continue le slogan des jazzmen free de l’AEC. Or l' »ancient », le passé, ou encore les racines, c’est l’Afrique, à laquelle ont été arrachés les Noirs…

Mamma Africa

Lester Bowie fut l’un des piliers de l’Art Ensemble of Chicago. En 1977, à la fin d’une tournée en Europe avec son groupe, Bowie ne rentre pas tout de suite. Il décide de faire un petit détour et d’enfin mettre les pieds en Afrique, ce continent tellement fantasmé. Il prend un ticket pour le Nigéria -au moins on y parle anglais, se dit-il. Il y va sans plans précis, ni envie particulière. Il n’a aucun contact sur place et se retrouve seul dans son hôtel à Lagos. Le voyant un peu paumé, un serveur l’aborde et lui conseille alors d’aller rendre visite à Fela. « Je n’avais jamais entendu parler de lui », avouera Bowie, dans une interview de 1999, publiée dans Mean Magazine. Lui, le jazzman conscientisé et politisé, à la recherche de ses racines, ne connaissait pas le pape de l’afro-beat… « Prenez un taxi et dites juste au chauffeur de vous conduire chez Fela. Tout le monde sait où il habite », lui assurera l’employé de l’hôtel.

Arrivé à destination, l’Américain rencontrera le maître des lieux -qui voit très bien, lui, qui est Lester Bowie. « Il a demandé à un type d’amener un tourne-disques, explique encore Bowie. A un autre, sa trompette. Il a fait passer un disque uniquement constitué d’une section rythmique, afin qu’on puisse jouer dessus. J’ai commencé à souffler dans mon instrument. Je ne connaissais personne dans cette ville, je mettais mon coeur sur la table! Après deux passages, Fela a dit: « Stop! Stop. Allez chercher ses bagages. Il emménage! »«  Bowie restera plus de six mois dans la marmite nigériane, fasciné par l’intensité du personnage Fela, son engagement politique, comme son humour.

Fela lui-même était déjà passé par les Etats-Unis quelques années plus tôt. Il avait notamment été renversé par le funk de James Brown. La Great Black Music ne fonctionnerait donc pas que dans un seul sens. Au contraire, elle se baserait même plutôt sur le principe d’aller-retour, de mélanges… C’est par exemple l’Ethiopien Mulatu Astatké qui étudie la musique aux Etats-Unis dans les années 60 avant de créer ce que l’on a appelé l’ethio-jazz. C’est encore le Malien Ali Farka Touré qui souligne l’influence de John Lee Hooker sur son blues mandingue –« il n’y a pas d’Américains noirs, mais il y a des Noirs en Amérique. Les Noirs sont partis avec leur culture », explique le magicien africain dans un épisode de la série-documentaire de Scorsese sur les origines du blues, Feel Like Being Home.

Bâtards sensibles

Il y aurait donc une matrice commune. L’Afrique comme terre d’origine d’un certain type de sons, de mélodies, de rythmes. Une question subsiste malgré tout: même en décrivant les musiques noires au pluriel, qu’ont en commun, au hasard, le blues cosmique de Jimi Hendrix et la bossa nova brésilienne de Baden Powell et Vinicius de Moraes? Les déhanchements kinois de Franco et son OK Jazz (« tu rentres OK, tu ressors KO ») et les visées spatio-spirituelles des albums les plus free de Sun Ra? Le maloya de l’Ile de la Réunion et le rap d’A Tribe Called Quest? La techno de Detroit et le chant exalté de Nina Simone? Retour au point de départ…

Sur les murs de la Cité de la musique, l’expo se risque à lancer quelques pistes: il y aurait bien certaines caractéristiques communes, comme le jeu d’appel et de réponse (call and response), l’accent mis sur les temps faibles de la mesure (backbeat)… Mais cela ne résume toujours pas la diversité des styles en présence.

Au final, le seul point commun de toutes ces musiques ne serait-il donc pas uniquement la… race de leurs auteurs? Paradoxal: des musiques qui auraient passé leur temps à s’élever contre le racisme se retrouveraient résumées à leur couleur de peau? Gênant… L’anthropologue Emmanuel Parent a participé à la conception de l’expo Great Black Music. Il a bien conscience du danger. Dans sa contribution au catalogue de l’expo, il concède: « L’unité des musiques noires tient sans doute davantage de la construction sociale que du déploiement d’une même et unique tradition musicale », avant de trancher: « Définir la culture par la couleur de peau ne peut aboutir qu’à une impasse théorique, qui plus est dangereuse politiquement. »

So what?, comme dirait Miles. Après tout, si les premiers concernés utilisent eux-mêmes la notion de black music, pourquoi chipoter? Surtout, il reste cette expérience commune, le lien qui unit les deux rives de ce que le sociologue Paul Gilroy a appelé l’Atlantique noir: l’effroi de la déportation et de l’esclavagisme. Car, pour reprendre à nouveau les mots d’Emmanuel Parent, si on ne peut pas parler d’une musique essentiellement « noire », « il n’en reste pas moins que les populations afro-descendantes, en Afrique, en Europe et en Amérique, partagent depuis cinq siècles une histoire commune: celle de la confrontation brutale avec un pouvoir hégémonique européen qui a succombé à l’éblouissement perturbateur que constitue le fait d’être Blanc. »

La Great Black Music tiendrait donc à cet événement fondamental: l’esclavagisme (et dans la foulée, le colonialisme). A travers la diaspora africaine, le même vécu, le même lot de vexations, de frustrations. De douleurs et d’espoir aussi. Nougaro, qui s’y connaissait en matière de black music, ne chantait-il pas: « Armstrong, je ne suis pas Noir, je suis Blanc de peau. Quand on veut chanter l’espoir, quel manque de pot! » Pourtant, avec Nino Ferrer, il sera l’un de ceux qui »négrifiera » le mieux la chanson française, artistes mineurs de fond, à qui la souffrance et la lutte donnent la même couleur, noir charbon.

« La clôture identitaire et la pensée du même sont le propre du conquérant », écrit encore Emmanuel Parent. Confrontées au déracinement et à l’exploitation, les populations africaines ont de fait pratiqué la méthode inverse: pour survivre, elles ont joué le mélange et la réinvention. On y repense notamment en tombant sur ce titre de Danyel Waro, star du maloya pratiqué sur l’île de la Réunion. En créole dans le texte, il chante Batarsité: « Je ne suis ni Blanc ni Noir/Tu ne referas pas mon histoire/Entortillée de Noirs, de Blancs, d’Indiens/Mon identité vient d’une bande de francs bâtards. » Ou comme dirait encore Stromae: « Ni l’un, ni l’autre, bâtard tu es »

GREAT BLACK MUSIC, JUSQU’AU 24/08, À LA CITÉ DE LA MUSIQUE, PARIS.

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TEXTE Laurent Hoebrechts, ILLUSTRATIONS Blutch

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