LESTER BANGS TRAVERSE LA ROCK CRITIC DES ANNÉES 70-80 EN CONSTRUISANT DES CATHÉDRALES DE VITRIOL AMOUREUX, NOTAMMENT DÉDIÉES À SA SAINTETÉ LOU REED. MORT EN 1982 D’UNE OVERDOSE DE MÉDOCS, IL NOUS LAISSE ENTRE AUTRES SON DÉFRISANT PSYCHOTIC REACTIONS, AUJOURD’HUI RÉÉDITÉ.

« Lou a commencé par un compliment ambigu qui s’est transformé en insulte en plein milieu. » Tu sais qu’au fond je t’aime bien, malgré moi. Le bon sens m’amène à croire que tu n’es qu’un débile, mais je ne sais comment, les trucs épistémologiques que tu sors trahissent parfois le fait que tu t’exprimes par onomatopées, comme un reptile cavernicole.

-Bon dieu, Lou, ai-je dit d’un ton enthousiaste, tu parles comme Allen Ginsberg!

-Et toi tu parles comme son père. Tu devrais faire comme Peter Orlovsky et essayer une thérapie de choc. Tu n’en sais pas plus que quand tu as commencé. En fait, tu cours après ta queue.

Bon sang, c’est lui qui venait de porter le premier bon crochet du gauche.

-C’est ce que je m’apprêtais à te dire! Tu n’as jamais l’impression d’être une autoparodie?

-Non. C’est ce qui m’arriverait si je vous écoutais vous autres connards(de journalistes, ndlr). Vous n’êtes que des BD.

-D’accord, ai-je rétorqué d’un air important, perdant déjà du terrain à toute allure, je me fous d’être une BD. Transformer était une BD qui se transcendait elle-même.

Il m’a dit de la boucler et nous sommes restés là à nous regarder d’un air mauvais, comme deux vieux blaireaux autour d’un crachoir.  »

Psychotic Reactions & autres carburateurs flingués, réédité chez Tristram, balance une vingtaine de pages du même acabit, ping-pong dialectique et langue de pute affranchie du printemps 1975: à leur façon, Lou Reed et Lester Bangs s’aimaient bien. Surtout, Bangs avait trouvé en la personne du « nain mortifère« (1) combustible à hauteur de sa grimpette sémantique: toujours avec la sensation de vertige extrême, combattu à coups d’articles fleuves et de chroniques épidermiques, en un style à la fois débraillé et fulgurant. Où le sarcasme naturel, à hautes doses, s’avère quasi gracieux.

Paru aux Etats-Unis en 1988, Psychotic Reactions est le premier bouquin qui rassemble le travail journalistique de Bangs, commencé pratiquement deux décennies auparavant par une review du Kick Out The Jams éditée dans Rolling Stone. On est en avril 1969 et du premier album -historique- du MC5, Bangs écrit ceci: « (Ce) qui aidera à vendre plusieurs centaines de milliers d’exemplaires de cet album est dans la hype, dans cet épais revêtement de révolution adolescente et de bouzin énergie-totale recouvrant ces étendues de clichés et de boucan hideux, juste bons pour le dépôt de ferraille.« (2) Ces relents hérétiques deviennent vite la marque de fabrique bangsienne: il peut louer Slade -un bide critique et commercial aux States-, adouber l’inécoutable Metal Machine Music du vieux Reed ou bramer son admiration envers John Coltrane et Charlie Haden, sa prose ne semble jamais formatée, alors même que le journalisme rock devient un (sous-)genre et s’édifie une respectabilité comme chaînon obligatoire d’une industrialisation musicale aux conséquences (commerciales) lourdes. Lester est d’ailleurs -provisoirement- remercié de Rolling Stone en 1973, parce que Jann Wenner, fondateur du magazine en 1967, juge qu’il « manque de respect aux musiciens« . Une autre façon de dire qu’il a pris de la hauteur, jugeant, commentant, décortiquant leur travail comme un entomologiste aussi calé en décibels qu’en insectes. D’où ces tête-à-tête délirants avec son obsession Lou Reed (« des yeux rouillés comme deux pièces de monnaie perdues dans les sables du désert« ) et le décrochage d’une sorte de Graal égalitaire (entre stars et scribes) lorsqu’il est invité, à l’été 1974, à écrire son papier SUR SCÈNE pendant le concert du J. Geils Band, boogie à succès de l’époque.

Grand labrador usé

Le fiel et le fuel, cette déferlante de phrases parfois chiantes aussi, sont d’autant plus perçants que Bangs exprime une opinion transversale, connaissant les recettes du free jazz ou les canons du rhythm’n’blues, cela le rendant apte à scanner la véritable nature ontologique du rock. Bangs, c’est un peu Platon version garage: le style brut de décoffrage sixties -qu’il adore-, pas l’abri à voitures commun à toutes les banlieues d’Amérique. C’est précisément parce qu’il vient de l’infini Ploucland -Escondido, Californie du Sud- qu’il en comprend viscéralement la désolation morale, l’ennui intellectuel, la gravité zéro. Né en 1948 de parents d’origine texane, Lester doit porter le fastidieux bagage religieux de sa mère, Témoin de Jéhovah convaincue. Gamin, il perd son père, alcoolique cramé dans un incendie. Donc, ce mince jeune homme blessé va prématurément s’étourdir de rock, d’alcool et de drogues, avec un penchant maladif pour les médicaments. Ce qui le mènera à l’issue fatale du 30 avril 1982, où son corps de « grand labrador » usé est trouvé raide dans le deux pièces « crasseux » qu’il occupe à New York. Ses 33 ans, malgré un arrêt de la bibine, n’ont pas résisté à un ultime cocktail de Darvon (antitussif opiacé), Valium (Benzodiazepine) et Nyquil (sédatif). Presqu’aussi fort qu’Elvis, mais moins rapide que le Club des 27, Kurt Cobain étant par ailleurs un grand fan de ce défendeur du punk, du foutraque, des Seeds et des Fugs, des fringues torchées et du Porto bon marché. Après avoir allumé la rédaction de Creem à Detroit, écrit pour The Village Voice, Penthouse, Playboy et le New Musical Express, Bangs est devenu le « plus grand critique rock d’Amérique« . C’est ce qu’écrit Jim DeRogatis dans Lester Bangs mégatonnique rock critic, biographie de 376 pages dédiée à l’Hendrix de la Remington, parue en 2006 chez Tristram. Sans atteindre la papauté de Greil Marcus -qui signe l’intro de Psychotic Reactions-, le dandysme drogué de Nick Kent -toujours en vie-, la célébrité musicale de son admirateur Cobain -Bangs brailla dans The Delinquents-, Lester avait plus que du talent littéraire. Une attitude.

(1) LE TITRE DE L’ARTICLE ORIGINAL PARU DANS LE MAGAZINE AMÉRICAIN CREEM EN MARS 1975 EST LOUONS MAINTENANT LES CÉLÈBRES NAINS MORTIFÈRES, OU: COMMENT JE ME SUIS CASTAGNÉ AVEC LOU SANS M’ENDORMIR UNE SEULE FOIS

(2) PARU DANS FÊTES SANGLANTES & MAUVAIS GOÛT, AUTRE RECUEIL DE PAPIERS DE BANGS, TRISTRAM, 2005.

TEXTE PHILIPPE CORNET

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